Les réserves de la communauté scientifique
Les approximations du livre de Peter Wohlleben ont suscité en France et en Allemagne les mises en garde de la communauté scientifique. Mais face au succès de l’ouvrage, elle entend aussi tirer les leçons de la polémique en améliorant la diffusion du savoir auprès du grand public.
La réaction de l’Académie d’agriculture de France
Les mots ont été pesés un à un avant la publication, le ii septembre dernier, d’une note de lecture par la très sérieuse section 2 « Forêts et filière bois » de l’Académie d’agriculture de France, qui regroupe d’éminents spécialistes du monde de la forêt et du bois. En substance, l’Académie reconnaît que Peter Wohlleben a fait preuve dans son ouvrage de « beaucoup de passion et d’un sens développé de la pédagogie» et que son livre soulève «de multiples questions pertinentes sur la vie des arbres au sein des forêts ». Mais la critique pointe juste après : « Nombre de réponses qu’il apporte prêtent malheureusement le flanc à la critique: sources absentes ou non vérifiables, extrapolations non justifiées, interprétations abusives et même erreurs manifestes. » En conséquence, l’Académie d’agriculture estime que le livre de Peter Wohlleben, qui a « toute sa valeur comme expression de la subjectivité militante d’une personne, ne peut être considéré comme un ouvrage de vulgarisation scientifique ».
Une pétition de 4500 signatures
Bernard Roman-Amat, ingénieur général des ponts, des eaux et des forêts honoraire, et secrétaire de la section 2, a signé cette note avec ses confrères. Il s’en explique : « Cette note est partie d’un double constat. Le livre avait la prétention de s’appuyer sur des résultats scientifiques, or il comportait beaucoup d’erreurs manifestes sur le fonctionnement des arbres et des écosystèmes forestiers. Ce qui a nous a fait réagir, c’est la conjonction du fait que le livre comportait de nombreuses faiblesses et d’autre part qu’il devenait un best-seller. Il a paru nécessaire de prévenir les lecteurs et de prendre position. Le fond de notre critique est là: tout le monde a le droit de penser ce qu’il veut, de l’écrire dans un livre et de le vendre, mais pas d’abuser le lecteur. »
En Allemagne, où le livre a été publié en 2015, la communauté scientifique a également réagi en interpellant directement les journalistes qui encensaient l’ouvrage. Dans une lettre ouverte aux médias, les professeurs Christian Ammer (université de Giittingen) et Jürgen Bauhus (université de Freiburg) affirment que le livre « présente une image fortement déformée de la biologie des arbres, de l’écologie forestière et de la foresterie ». Et de s’interroger : « Comment est-il possible que tant de journalistes ne remettent pas en question les avis d’un expert autoproclamé et qu’ils lui offrent au contraire un forum dans presque tous les médias? » Une pétition a circulé sur le sujet dans 24 pays et a recueilli 4 500 signatures. Elle invite les médias « à accorder plus d’attention à l’examen critique du contenu professionnel du livre La Vie secrète des arbres ».
Le film suscite le débat partout en France
Cette réaction du monde scientifique aurait produit des effets positifs. « Je pense que Peter Wohlleben a bien entendu les critiques formulées par la communauté scientifique, observe Bernard Roman-Amat. Il a changé de pied entre le livre et le film qui est actuellement diffusé dans les salles. Ce n’est plus lui qui parle de la recherche, ce sont des scientifiques. Les réactions en Allemagne et en France ont été salutaires, elles l’ont amené à diminuer ses prétentions scientifiques. »
Le film, puisqu’il en est question, connaît le même succès que le livre. Les salles où il est projeté refusent généralement du public. Ce fut le cas à Nancy où il a été diffusé le 15 octobre. Ici comme dans les grandes villes de France, le film est suivi d’un débat qui permet aux praticiens de la forêt de s’exprimer et de répondre aux questions du public. Mériem Fournier, actuelle directrice du campus AgroParisTech Nancy, a participé au débat nancéen et elle entend bien profiter de cet engouement autour de l’arbre pour expliquer et défendre la gestion forestière. « Nous autres forestiers, nous ne parlons pas assez avec la société, il faut arrêter d’être sur la défensive. Quand nous parlons d’acceptabilité des coupes, nous donnons l’impression de nous excuser. Les gens aiment le bois, il faut leur expliquer que l’on ne fait pas de bois sans couper des arbres. » Plus généralement, expliquait-elle au lendemain du débat dans une tribune publiée sur le site Web Forestopic, « il est temps de sortir de l’entre-soi. Reconsidérer le lien de l’homme avec la nature, c’est aussi savoir défendre nos métiers et nos besoins en rendant audibles le lien entre forêt et bois dans le territoire et la planète, et tous les enjeux écologiques, économiques et sociaux qui vont avec. La générosité et la créativité des forestiers pour inventer le monde de demain doivent être à la hauteur de l’intelligence des arbres ! »
Mieux diffuser le savoir
« Comment se fait-il que les travaux de nos scientifiques soient si peu connus et popularisés? » s’interroge Bernard Roman-Amat. Parce que les chercheurs consacrent l’essentiel de leur énergie à se faire publier dans des revues scientifiques et non pas à communiquer auprès du grand public. «Nous souhaitons profiter de cette polémique pour travailler à l’avenir sur une meilleure diffusion du savoir auprès des citoyens » (lire l’encadré).
La communauté scientifique a plutôt bien perçu le reportage qu’Envoyé spécial a consacré à La Vie secrète des arbres, le 26 octobre dernier. Au lieu de se focaliser sur le livre et son succès, France 2 est allé interroger Bruno Moulia, un chercheur de l’INRA qui travaille sur la sensibilité des plantes au centre de Clermont-Ferrand. Son équipe démontre que les plantes sont sensibles au vent. Un jeune plant de peuplier confronté en labo à des souffles d’air ponctuels va modifier sa structure pour renforcer sa résistance au vent.
Sans le livre de Peter Wohlleben, il n’est pas certain qu’une équipe de télévision se serait spontanément intéressée à ce sujet !
Pascal Charoy
Article publié dans Forêts de France n°609 de décembre 2017 (pages 24 & 25).
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