« NOUS AURIONS DÛ PUBLIER UN TEL LIVRE! »
Chercheur à l’INRA, directeur scientifique du LabEx ARBRE, laboratoire qui structure la recherche forestière en Lorraine, et spécialiste des mécanismes symbiotiques entre les arbres et les champignons, Francis Martin a trouvé dans le livre des vérités scientifiques et quelques approximations. Selon lui, l’auteur réussit à populariser les sciences forestières en offrant une vision naïve et poétique de la forêt.
Quand avez-vous lu le livre de Peter Wohlleben ?
J’ai lu la version anglaise il y a un an. Ce livre a connu un succès incroyable en Allemagne et en Grande-Bretagne. Je ne m’attendais pas à ce qu’il rencontre ce même accueil en France. C’est bien, mais il a provoqué une vraie polémique au sein de la communauté scientifique.
Quel est votre sentiment ?
J’ai vraiment apprécié ce livre car je l’ai lu comme un conte. Pour moi, l’auteur propose une vision poétique, imagée, de la forêt et de la communauté des organismes qu’elle héberge. Bien sûr, sa vision est très anthropomorphique, les résultats scientifiques sont parfois mal compris, mais c’est quand même inattendu d’avoir un best-seller décrivant la forêt et la biologie des arbres de façon aussi détaillée.
Comment analysez-vous la partie du livre qui concerne votre spécialité, les interactions entre les arbres et les micro-organismes ?
C’est certainement la partie du livre la plus juste scientifiquement. Elle a bénéficié des conseils de notre collègue Suzanne Simard, professeur à l’université de Colombie britannique, qui travaille sur les réseaux mycorhiziens depuis vingt ans. Elle a publié des articles de grande qualité sur ce sujet. Le livre décrit bien ces réseaux mycorhiziens et leur rôle dans la nutrition des arbres. Nous savons que les arbres sont connectés par le biais des filaments microscopiques émis par les champignons mycorhiziens. C’est certain, un seul champignon peut connecter par le biais de la symbiose mycorhizienne des centaines de radicelles appartenant à différents arbres. Les filaments fongiques microscopiques explorent le sol afin d’absorber les éléments nutritifs et de les transférer à l’arbre. Suzanne Simard et plusieurs autres équipes ont démontré que ces réseaux mycéliens souterrains, non seulement exploraient le sol, mais peuvent également atteindre les racines des arbres voisins et, de ce fait, établir des ponts entre des arbres d’âge et d’essence différents.
À quoi servent ces ponts ?
La fonction essentielle des champignons mycorhiziens, par exemple les cèpes et les girolles, est d’absorber azote et phosphore et de les transférer à leur plante-hôte en échange des sucres simples, indispensables à leur croissance. Au cours de leur prospection, ils peuvent rencontrer une autre radicelle et établir une nouvelle symbiose. Ainsi, des interconnections multiples s’établissent au sein du réseau champignon/ arbres. L’existence de ces réseaux a été confirmée à de multiples reprises, mais le volume d’éléments nutritifs qui transitent par ces réseaux est cependant au coeur d’une polémique. Les expériences menées sur de jeunes arbres à l’aide de traceurs isotopiques confirment l’existence de transferts de sucres entre plantes via le réseau mycélien. La quantité de carbone (sucres) échangée entre un bouleau et un sapin est voisine de 5%. Dans les conditions naturelles, nos collègues suisses démontrent que ces échanges existent entre épicéas de 4o ans. Près de 280 kg de carbone par hectare sont échangés, soit 4 % de la productivité primaire nette (PPN) de la pessière. Est-ce significatif pour l’arbre bénéficiant de cet échange? C’est toute la question!
L’auteur va-t-il trop loin dans l’interprétation de ces connaissances scientifiques ?
Il fait la même chose que moi dans mes conférences grand public! Parfois, j’exagère le trait afin d’être bien compris d’une audience qui n’a pas toujours de formation scientifique poussée. Le message que le grand public retiendra, c’est l’existence de connexions entre les plantes via les champignons. Rien que cela, c’est une révélation. La plupart des lecteurs ne savent pas que les champignons sont si abondants dans les sols forestiers, qu’ils tressent un réseau souterrain et que ce réseau connecte les plantes. Que les échanges de sucres représentent 4 ou zo % du flux total, ce n’est pas très important pour le grand public. En revanche, le message fort que tente de faire passer Wohlleben est que la forêt est une communauté fragile d’organismes liés par un réseau de relations amicales…, que j’appelle «symbiose ». Il oublie cependant que les conflits sont nombreux dans une forêt.
Et quand il explique que la maman nourrit son enfant ?
Les expérimentations, réalisées par Suzanne Simard, démontrent bien ce phénomène. Dans les conditions favorables d’une chambre de culture, si vous associez un plant mère d’un an et une germination de quelques semaines, un flux de sucres est bien détecté entre l’arbre adulte et son «petit » et l’importance du transfert est d’autant plus forte que la proximité génétique entre les deux arbres est élevée. Reste à démontrer l’existence de ce transfert de sucres en forêt où ces expériences sont très compliquées à réaliser. On sait
aussi que certaines plantes, par exemple la tomate, diffusent en cas d’agression des signaux d’alerte par voie aérienne, mais également via le réseau mycélien mycorhizien. De là à imaginer que toute la forêt réagit à ces signaux, c’est du domaine du conte ! Il n’y a aucune démonstration scientifique. Pardonnons à Wohlleben cette exagération; l’auteur offre là encore une vision poétique et animiste de la forêt — les champignons mycorhiziens y seraient des génies protecteurs.
D’une certaine façon, ce livre rend donc service à la communauté scientifique…
Je considère que ce livre est une aubaine. Les forestiers et les scientifiques devraient être contents. C’est une occasion unique pour nous tous de parler des arbres et de la forêt. Nous autres scientifiques aurions dû publier un tel livre. Comme Francis Hailé, nous devrions plus souvent raconter nos travaux scientifiques sur l’arbre et la forêt — de magnifiques aventures — de manière à captiver le grand public. J’ai écrit un livre grand public sur les champignons et il s’est vendu à 000 exemplaires, pas à 25000o exemplaires en France, à un million dans le monde ! Par sa façon de raconter son expérience de forestier, Wohlleben a su toucher le grand public et grâce à ce phénomène d’édition on parle de la forêt sur toutes les ondes. Par sa vision naïve et poétique de la forêt, il a réussi à populariser les sciences forestières. Profitons-en!!!
Propos recueillis par Pascal Charoy
Article publié dans Forêts de France n°609 de décembre 2017 (pages 26 & 27).
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