Le charbonnier

Extrait de « Les forestiers, vieux métiers des taillis et des futaies », Gérard Boutet, éditions Jean-Cyrille Godefroy, 1997, avec l’autorisation de l’auteur (droits réservés).

On a coutume de dire que ni la condition, ni le travail n’avaient évolué entre les « goules noires » du Moyen Âge et les « boisseriers » de l’avant Grande Guerre.

Les charbonniers d’autrefois menaient une vie de gueux au fond des bois. Ils se nourrissaient chichement de raves ou de patates bouillies, quelquefois de gibier braconné. Le village ne les voyait point pendant quatre à cinq mois. Puis ils débûchaient soudain en fin d’été et se dirigeaient droit sur le cabaret.

Là ils rattrapaient le temps perdu et ne dessaoulaient guère pendant trois semaines. Ils n’en repartaient qu’après avoir bu leur dernier liard. Alors ils se renfonçaient en forêt, plus pauvres que Job, et l’on finissait par les oublier jusqu’à leur sortie suivante.

Les anciens de Millançay se souviennent encore d’un de ces bougres plus noir qu’un cul de chaudron ; il confiait tout son pécule au bistrot dès son arrivée et il le picolait entièrement sans mettre la hure dehors. Le mastroquet ne flanquait le bonhomme à la rue que lorsque sa bourse était vide !

Dieu merci, notre ami Norbert n’était pas de cette engeance. Il tenait le métier de son père Joseph, qui le tenait lui-même de son beau-père, le second mari de sa mère. En ce début du siècle, un charbonnier ne cuisait que pendant la belle saison. L’hiver il fabriquait des balais. En effet on ne pouvait pas carboniser quand les gelées durcissaient la terre et en empêchaient le pelletage. Or la terre, nous le verrons plus loin, le charbonnier en avait constamment besoin dans son travail.

Norbert n’aida pas son père tout de suite. Il fut d’abord chauffeur dans une scierie, puis homme de main dans les fermes. Il ne s’associa vraiment au travail paternel qu’en 1936, à la trentaine passée, avec un des frères. L’hiver, tandis que son père continuait de lier ses balais, il cherchait embauche dans les châteaux ou dans les métairies. Voilà comment on procédait : un marchand de bois achetait des coupes sur lesquelles il plaçait, outre ses bûcherons, des charbonniers de sa connaissance. Différentes équipes se partageaient parfois une même clairière mais chacune d’elles besognait à ses meules sans se soucier d’autrui.

La saison commençait aux premiers jours de mars. On construisait d’abord la loge : deux fourches reliées par une traverse, un toit en appentis couvert de ramures et de terre. On résidait là-dessous tant que la coupe restait à carboniser, sans retourner au village. Certains charbonniers y habitaient en famille. La maman de Norbert, qui était couturière au bourg, ne rejoignait la cabane qu’au beau temps, avec ses dix marmots dans les jupes.

La charbonnette était en principe débitée par les bûcherons, plus rarement par les charbonniers. De préférence au chêne, on amassait des branches de charme car c’est un bois qui « oudrille » — qui conserve son eau sous une écorce compacte. L’acacia donnait également un très bon charbon, meilleur que celui de châtaignier. En revanche le bouleau, le noisetier et le sapin n’offraient point de grands rendements. Quoi qu’il en soit on cuisait tout, mais en évitant autant que possible de mélanger les essences en une même meule.

Le charbonnier choisissait un endroit approprié qu’il débroussaillait aussitôt. Ce devait être un emplacement de terre meuble, parfaitement aplani. La moindre pente faisait couler le feu et provoquait des «incuits». On carbonisait le plus souvent sur un ancien fourneau pour ménager sa peine.

La meule était bâtie autour d’un poteau central de deux mètres, au pied duquel on déposait du fraisil et des copeaux. Puis on accotait une couronne de charbonnettes contre ce poteau, sur un rayon de sept coudées. Les branches, sciées à 85 centimètres, devaient être serrées verticalement et ne point s’enchevêtrer de façon que la meule s’effondre progressivement au cours de sa calcination. Cette assise rangée, on couchait dessus une seconde étagée de charbonnettes disposées en soleil.

La meule entassée atteignait une hauteur d’un mètre soixante et se composait de douze à quatorze stères. On la recouvrait alors d’une épaisse coiffe de feuilles, à défaut de mousse et de « fenasse », d’herbes ou de roseaux arrachés au bord des étangs, puis on la chemisait d’une «cache» de terre qu’on agglutinait au besoin d’un arrosoir de flotte. C’était cette lourde chape qui permettait au bois de se calciner lentement, sans flamme vive. La meule se présentait alors sous la forme d’un monticule arrondi qui la faisait appeler « dos de tortue ». Un charbonnier dressait plusieurs meules dans sa clairière mais il n’en allumait qu’une à la fois, pour ne pas se laisser déborder par l’ouvrage. Il regardait le ciel et s’inquiétait de la brise avant de «conduire» son fourneau. Un jour, Norbert se fit surprendre par un orage ; l’averse noya sa meule qui commençait seulement à cuire. Elle paraissait pourtant prometteuse, cette tortue-ci, mais il n’en retira hélas que des fumerons !

Une meule était allumée à la première heure du matin. Le charbonnier grimpait dessus, extirpait le poteau central qui dépassait du faîte et versait dans son conduit une pelletée de braises rouges. Une fumerolle indiquait que le feu dévorait déjà le fraisil et les copeaux.

Alors le charbonnier rebouchait la cheminée avec un pieu et conservait le poteau pour confectionner d’autres meules.

La cuisson d’un fourneau s’étalait entre trente-six et quarante-huit heures selon l’importance du tas, sa composition et le tirage qu’on donnait. Le brasier grondait sous la carapace de terre qui en bâillonnait l’haleine, qui en muselait la voracité. Le charbonnier veillait à son évolution en observant la couleur des volutes qui auréolaient le dôme ; il devinait la partie qui se consumait mal, grattait la cache de son râteau pour attiser le foyer qui couvait trop mollement, lutait au contraire l’évent qui menaçait d’embraser la meule. Car un brûlage causait du dégât et laissait plus de cendre que de charbon.

Les flancs de la meule s’affaissaient doucement mais le sommet ne se tassait guère qu’en fin de combustion. Alors le charbonnier montait sur les « épaules » du fourneau, qu’il foulait du sabot afin d’en réduire les cavités. Au second soir, il étouffait la meule sous un nouveau manteau de terre et la laissait s’éteindre pendant la nuit.

L’ouverture du fourneau exigeait deux bonnes heures d’un travail harassant, précis et rapide. C’était la phase la plus délicate de l’ouvrage. Le charbonnier déchaussait d’abord la meule, c’est-à-dire qu’il en dépouillait la base de sa gangue terreuse, à la raclette ou à la pioche-rabot. Il fallait faire vite pour que le feu ne se ravive point. Les fumerons étaient écartés du charbon incandescent que l’on aspergeait d’eau ou que l’on étouffait à la terre. Le bois de bouleau restait le plus traître : on le croyait éteint et voilà qu’il se rallumait dès qu’on tournait le dos.

Le charbonnier s’activait dans une fournaise d’enfer. La poussière brûlante le suffoquait. Cent fois son râteau à longues dents de fer, l’arceau, fouillait les entrailles de la meule pour en arracher les braises ; et cent fois l’homme s’y incendiait les poumons. Il n’entassait le charbon en « roue » que lorsque tout était étalé et refroidi. Il en garnirait plus tard de larges paniers d’osier, les raisses, au moment de l’ensachage.

Une meule remplissait une vingtaine de sacs de dix décalitres chacun. Un sac pesait dans les trente kilos ; on ne le liais pas comme une vulgaire poche de grain mais on le barrait avec de longs morceaux ficelés en travers de la gueule.

 

Un bon charbon devait ferrailler quand on le versait de la raisse dans le sac.

Le patron payait ses charbonniers au volume, à la sachée, non au poids. Ses charrettes venaient au chargement chaque semaine. Il ne passait jamais de bougnats puisque la vente se faisait sur la région. On utilisait alors énormément de charbon chez les paysans et les vignerons. Chaque maison possédait une chaufferette pour redonner un bouillon à la soupe du dîner.

La malchance : quand le feu s’échappe

La malchance envenimait les choses quand le feu trompait le charbonnier et se propageait sournoisement en sous-bois. C’est précisément ce qui advint au père Joseph le jour de la Saint-Jean 1921, alors qu’il cuisait des déchets de sapin du côté de Villeny. Il faisait une sécheresse épouvantable depuis plusieurs semaines et en de nombreux coins déjà on avait préféré éteindre les meules.

Donc le père Joseph cassait la croûte sur le coup de midi, en compagnie de ses deux fils. Le bonhomme, qui avait l’ouïe fine, s’écria soudain : « Bon sang, j’entends des craquements comme si quelqu’un marchait sur des branches ! ». On se retourna. Une sacrée flambée venait de se déclarer dans un taillis. En un rien de temps le sinistre prit des proportions considérables. On avait beau le circonscrire ici, il reprenait de plus belle ailleurs. La chaleur devint insupportable et l’on sut qu’on ne pourrait jamais mater le brûlis sans recours. Alors d’autres bûcherons appelèrent les pompiers du village.

La corporation des charbonniers était souvent vilipendée en ce temps-là, de sorte que les enquêteurs eurent tôt déduit que le cuiseur n’avait point respecté les précautions d’usage. L’un d’eux supposa même qu’il s’était absenté et que la catastrophe résultait de son impardonnable négligence. Tout ceci ne correspondait nullement à la réalité, bien évidemment. Fort heureusement, un garde du pays se porta garant de l’intégrité et du sérieux du père Joseph. L’affaire en resta là. Ce fut le seul pépin dont Norbert se souvient. On présuma par la suite qu’un caillou brûlant avait sauté sur un lit d’aiguilles sèches…

La saison s’achevait en octobre, dès que les gelardées menaçaient de durcir la terre gorgée d’eau. Le charbonnier passait les froidures à bûcher dans le bois ou, comme le père Joseph, à fabriquer des balais. Exceptionnellement, en certaines contrées abritées, on cuisait tout l’hiver.

Les villageois tardèrent à nuancer le mépris que leurs ancêtres vouaient aux «goules noires». Pour eux autres c’étaient toujours ivrognes et compagnie. Norbert s’en rendit compte le jour où il vint acheter une miche à la boulangerie d’une bourgade voisine. Le gindre, qui ne le connaissait pas, le reluqua en fronçant les sourcils et lui dit à brûle-pourpoint : « Vous n’emporterez du pain qu’en avançant cent francs ! ». Une coquette somme à l’époque. Norbert ne se laissa pas intimider, bien sûr. Il apprit plus tard que certains commerçants du pays agissaient ainsi parce que plusieurs charbonniers les avaient dupés auparavant.

« On trouvait beaucoup de pègre dans les bois, c’est vrai, reconnaît-il aujourd’hui. Mais de là à croire que nous n’étions tous que des vauriens, non ! »

Ce lamentable incident contribua néanmoins à ce qu’il changeât d’emploi par la suite. Sa jeune femme ne voulait plus d’un mari si piètrement considéré, d’un époux relégué au rang des voleurs de poules, des braconniers et des soiffards. Norbert abandonna donc à la veille de la dernière guerre. Il s’engagea à droite et à gauche comme journalier ou comme saisonnier. Mais longtemps il regretta ce métier d’homme libre. «La liberté est une chose au-dessus de tout !» dit-il. Au-dessus de tout, sauf d’une compagne déterminée à vivre dans la normalité. Et dès lors,

Norbert ne carbonisa plus qu’à l’occasion d’un coup de main prêté à d’autres.

L’Occupation provoqua cependant un regain d’activité parmi les charbonniers, quand la pénurie d’essence mit le gazogène à la mode. On brûlait dedans du menu bois, de la braise et de la braisette. Les patrons flairèrent aussitôt le bon marché et décidèrent de vendre leur charbon non plus au sac mais au poids. Et comme le charbon n’est jamais lourd, ils demandaient quelquefois à leurs vendeurs de l’arroser d’eau, en cachette, pour en augmenter la densité. C’était bien sûr de la fourberie qui ne contentait guère la clientèle, d’autant qu’un charbon mouillé se consume à remords…

Puis les commandes se raréfièrent après la guerre et le butane remplaça le charbon de bois. Les rares charbonniers qui persévérèrent dans le métier abandonnèrent l’antique meule pour le four cylindrique en tôle. La qualité obtenue n’était point comparable et l’on notait parfois une différence de vingt kilos en moins par stère de charbonnette ! Enfin apparurent les fours dits «à système», qui crachent du grésillon en continu. Ce sont ces appareils qui fabriquent le charbon épuré dont on se sert aujourd’hui pourles barbecues.

Mais de ces engins modernes, Norbert n’en parlera point. Il se contentera de sourire et de hausser les épaules.

d’après Gérard Boutet