Extrait de « Les forestiers, vieux métiers des taillis et des futaies », Gérard Boutet, éditions Jean-Cyrille Godefroy, 1997, avec l’autorisation de l’auteur (droits réservés).
C’est grâce à un droit coutumier, l’affouage, que les manants et les vilains du Moyen Âge purent survivre aux rigueurs des pires hivers, vaille que vaille, sans geler leurs pauvres os sous une méchante couette, au fond de leur chaumine. En effet, cette tolérance féodale leur permettait de ramasser, dans les halliers tenus par leur seigneur et maître, le « mort bois » dont ils avaient besoin pour se chauffer et cuire leur maigre brouet. En aucun cas ils ne pouvaient vendre leurs fagots.
Ce profit de peu s’est maintenu au cours des règnes et des régimes, bien que, dans les faits, il ne subsiste guère aujourd’hui. Il s’exerce en théorie sur les massifs banaux, au bénéfice de la population communale. La répartition est fixée tantôt par foyer demandeur, tantôt par tête d’habitant, voire par foyer et par tête à égalité de lots.
Le droit d’affouage, dans la forêt de Marchenoir, était toujours en vigueur entre les deux guerres ; mais il ne concernait que les femmes du pays. Celles-ci, d’ailleurs, ne disposaient que d’un jour par semaine pour glaner leur provision hebdomadaire de bois à flamber. I
La surveillance des affouagères était très stricte.
La réglementation spécifiait que les fagoteuses devaient n’utiliser aucun instrument coupant ou tranchant, ni couteau ni hachette, et qu’elles ne pouvaient casser ou arracher les ramures qu’à la force de leurs mains nues, quitte à s’y prendre à deux pour venir à bout d’une grosse branche.
En vérité, ne le répétez surtout pas, certaines d’entre elles enfreignaient la loi en dissimulant une serpette sous leur devantier, et bien effronté eût été le garde qui y aurait regardé d’aussi près !
Mais gare à La contrevenante qu’on surprenait en train de s’aider d’un gouet, ou à cette autre qui s’appropriait quelques branchages débités par les bûcherons ! Ah ! sapristi de gardes, ils ne rigolaient pas avec ca …
Les fagoteuses étaient des paysannes de modeste condition, bien évidemment. La plupart avaient pour mari un saisonnier qui se louait dans les fermes. Elles allaient au bois parce que le salaire de leur homme était trop riquiqui pour assurer un quotidien décent. Alors elles grappillaient sur ce qui se présentait.
Quelques-unes élevaient des poules, des lapins, une chèvre ; une vache, au mieux. D’autres cultivaient trois choux dans un carré de jardin. Elles parvenaient à s’en tirer ainsi, à condition de ne jamais s’autoriser un écart pécuniaire. À leur table, les ortolans revenaient moins souvent que le rata. Les habits de leur nichée devaient faire le double d’usage que les vêtements des autres : ils étaient reprisés, ravaudés, rapiécés, rapetassés, traînés par la marmaille entière ; et après le tout dernier gamin, étaient-ils encore offerts au petiot d’une voisine, afin qu’aucune de ces femmes n’eût à ressasser le remords d’avoir jeté ses guenilles aux chiffons…
Marie-Louise, qui n’était pas plus riche que les fagoteuses, voyait défiler tout le petit monde de la forêt devant sa cour. Elle vivait alors, bien chichement, des volailles qu’elle vendait à un coquetier itinérant.
Elle n’a pas eu beaucoup de chance dans l’existence, Marie-Louise. Quand elle est née, les fées ont oublié de se pencher sur son berceau ; et quand elle a grandi, le Prince charmant n’est pas venu. Ses parents faisaient valoir un modeste « carcottage » de deux chevaux et six vaches, sur une vingtaine d’hectares, à Oucques. Elle y prenait sagement sa part de peine, en brave fille de métayers qu’elle était, lorsqu’elle en fut tirée par un prétendant de Saint-Laurent-des-Bois, qui l’épousa et l’installa dans son village à lui. Une vieille histoire dont il y a gène à reparler.
Bon an mal an, sans joindre les deux bouts facilement, Marie-Louise parvint à vivoter de l’humble élevage avicole qu’elle créa en lisière de la forêt, sous son nom à elle, dans le hameau de Villegruau, sur une couple d’hectares.
C’est en serrant les œufs, à la pointe du jour, que Marie-Louise apercevait les fagoteuses sur le chemin, leur gamelle à la main. Elles se rendaient à l’endroit que le régisseur leur avait désigné. Le sous-bois serait ainsi nettoyé avant l’arrivée des bûcherons.
Marie-Louise les regardait revenir, à la tombée de la nuit, quand elle engrenait les mangeoires de sa basse-cour. Chacune d’elles coltinait un énorme fagot à l’aide d’une bricole d’épaule, d’une perche taillée en fourche, d’une hotte d’osier ou d’un large balluchon en toile de jute. Les plus astucieuses laissaient dépasser un bâton de leur fardeau, qui leur faisait comme une queue raide : sur cette béquille improvisée, elles pouvaient appuyer leur charge, sans la déposer à terre, à chaque fois que leur dos endolori les obligeait a s’arrêter et à redresser l’échine. Le gros des bourrées qu’elles avaient liées en journée, attendait, au bord de quelque layon, le passage d’un voiturier complaisant.
Les ténèbres tombaient sur les talons des attardées. C’était l’heure où les premières rentrées allumaient leur brassée de bois mort sous la crémaillère. C’était l’heure, pour Marie-Louise, de quitter ses poules, ses oies, ses couvées, et de retrouver sa petite Lucette, au chaud de la maison.
d’après Gérard Boutet