Extrait de « Les forestiers, vieux métiers des taillis et des futaies », Gérard Boutet, éditions Jean-Cyrille Godefroy, 1997, avec l’autorisation de l’auteur (droits réservés).
André, alors gadouillot de seize ans, n’eut pas besoin de suivre un long apprentissage pour savoir fendre les lattes. Il lui suffit d’observer la manière dont s’y prenait son grand-père, qui était également garde-chasse en ce coin du Perche. Le bonhomme frisait la septantaine. C’était sitôt après la guerre, la Grande, en 19.
À cette époque, on trouvait beaucoup de fendeurs de lattes dans la contrée, un ou deux par village (aujourd’hui il faudrait courir bien loin avant d’en dénicher un seul !). Ils travaillaient en forêt ou dans les scieries, selon la demande, pour les cultivateurs ou pour les marchands de bois. Le métier était plaisant, comme la plupart des occupations sylvestres de ce temps-là. D’abord et surtout, parce qu’on ne sentait jamais la présence d’un patron derrière soi. Nul n’avait à rendre compte de son ouvrage. On s’arrêtait de besogner quand on le voulait, et l’on repartait de même. On vivait à sa convenance, sans avoir à fournir des explications à n’en plus finir sur le moindre de ses gestes, sans avoir à demander la permission d’un contremaître pour aller pisser ou pour téter le goulot de sa bouteille.
Un fendeur bûchait toute l’année, sauf pendant les moissons où il prêtait la main aux fermiers. Il produisait principalement des lattes à toiture et du lattis à plâtrer, que l’on nommait du « bacula » ou du « palisson ».
Pas de merrains ni de palis à clôture, pas de feuillards ni de piquets : cela dépendait d’un autre métier, semblable et différent.
« Une toiture de tuiles sur lattes fendues durait un demi-siècle sans bouger, assure André. Les couvertures de grange peinaient davantage que celles des habitations, à cause du foin salé qu’on y entassait et qui dégageait une buée corrosive. Ce n’étaient pas les lattes qui pétaient mais les clous qui rouillaient ; alors tout glissait sur les chevrons. »
De nos jours où le rendement prime plutôt que la qualité, les couvreurs se satisfont de n’importe quel bois scié, du sapin comme du peuplier, sans se soucier de la belle ouvrage. Le boulot doit être terminé avant d’être commencé. Mais naguère, pardon, on y regardait à deux fois. Un fendeur tenait à sélectionner les plus beaux chênes, rien d’autre, afin de ne craindre aucune remarque désobligeante. Question de réputation.
D’abord, arrivé sur l’abattis, il construisait la bique sur laquelle il éclaterait ses lattes : un chevalet composé d’une branche fourchue et de deux pieds assemblés en pyramide. Une fourche de bonne forme était précieusement conservée par le fendeur qui la traînait de chantier en chantier, au même titre que ses autres outils. L’affûtage du lattier comprenait trois sortes de départoirs : la doloire, le coutre et le latton, plus une mailloche à tête cylindrique, la « babou », taillée dans une pièce de bois.
Les lames, qui sortaient de la forge du taillandier, paraissaient inusables pour qui savait les aiguiser d’une main légère sur une meule à eau. Le fer du coutre mesurait une quarantaine de centimètres. Celui du latton n’en faisait que la moitié.
Les chênes étaient débités encore verts. On sciait d’abord les billes à une longueur de quatre pieds (1,33 mètre). Certains arbres donnaient jusqu’à quatre billes, de quoi obtenir cent bottes de cinquante lattes ; on chercherait en vain de tels monuments dans les forêts du Perche actuel !
Les billes étaient ensuite divisées en demis puis en quartiers avec la doloire, enfin en huitièmes trépanés —mis sur trois pans— à l’aide du coutre. « On fendait les huitièmes en lattes, explique André, la lame du latton parallèle à l’écorce, en débutant par le cœur. L’amorce d’angle, le charnier, servait d’échalas ou de quenouillot. »(*)
Un fendeur ne parlait qu’en anciennes mesures, en pieds et en pouces. Une latte devait atteindre la largeur d’un pouce, soit le douzième d’un pied (2,7 cm environ). Pour son épaisseur, on comptait sept lattes en deux pouces, ce qui réduisait chacune à sept ou huit millimètres. On fendait deux lattes de bacula dans une latte de toiture.
Un gars que le labeur ne rebutait pas, parvenait à gagner correctement sa vie dans le fendage des lattes. Il était payé à la botte de cinquante, botte qui correspondait grosso modo à une heure de travail. Rares étaient ceux qui dépassaient les dix bottes dans leur journée.
André exerça la profession pendant soixante-six ans. Chaque soir il rentrait chez lui mais le midi, il s’arrangeait pour être nourri par le client.
Il se maria en 34 : sa femme Georgette resta à la maison où elle éleva leurs six enfants. « C’était aussi une sacrée corvée que de torcher tous ces petiots ! » reconnaît André.
Le bonhomme cessa de fendre en 1970, quand sonna l’âge de la retraite. Il devinait que personne ne reprendrait ses outils après lui. Il ne se trompait pas : le métier n’offrait plus aucun avenir face à la concurrence des scieries semi-industrielles.
Et pourtant, André remporte toujours son petit succès lorsque, au hasard d’une fête de village, entre le maréchal-ferrant et le rempailleur de chaises, il s’amuse à faire une démonstration de son habileté. C’est d’ailleurs lors d’une de ces occasions que nous l’avons rencontré à Champrond-en-Gâtine. Désormais, le vieux fendeur de lattes est devenu une attraction de frairie !
(*) Les « quenouillots » étaient des bâtons entortillés de paille —d’où leur aspect de quenouilles— que les maçons de jadis posaient entre les solives en les serrant les uns contre les autres, pour constituer les plafonds isolants. On les recouvrait souvent d’une chape de terre ou de sable.
d’après Gérard Boutier