Extrait de « Les forestiers, vieux métiers des taillis et des futaies », Gérard Boutet, éditions Jean-Cyrille Godefroy, 1997, avec l’autorisation de l’auteur (droits réservés).
C’est au fin fond du Berry, à l’écart du bourg d’Achères, sur la route des Chauvignats, dans une maisonnette cachée derrière un rideau de verdure, que nous avons fini par dénicher celui que nous recherchions : Roger, l’un des derniers merrandiers que l’on puisse interroger aujourd’hui.
Le bonhomme tétouillait son mégot sur la table encore encombrée du dîner. La raison de notre venue l’a bougrement surpris car il n’aime guère causer du temps d’autrefois, comme si ses soixante ans passés dans les bois lui avaient appris à se méfier des vaines parlottes. Un bon taiseux vaut toujours mieux qu’un méchant dégoiseux. Il se sent maintenant fatigué et il ne comprend point qu’à notre époque des écrivailleurs de ma sorte tentent de glaner le peu qui subsiste des métiers disparus. «Tout ça n’est que de la vieillerie, maugrée-t-il, faut pas revenir dessus !». Mais il nous a cependant offert un verre de vin et son œil malicieux s’est mis à briller devant notre insistance. En vérité, sous ses airs bourrus, il est quand même bien aise de raconter ce que fut son pénible travail…
Il vit le jour au début de ce siècle dans le village de Jars, canton de Vailly, en Pays-fort. Son enfance fut celle de tous les drôliots de la contrée, c’est-à-dire qu’il garda plus souvent les vaches qu’il ne se rendit à l’école. Quand ils le jugèrent suffisamment robuste pour rapporter sa pitance, ses parents l’envoyèrent rejoindre les bûcherons qui besognaient sur les bords de la Petite Sauldre. Rien d’exceptionnel à cela. C’est ainsi qu’il devint merrandier, fendeur de merrains. Puis il partit au régiment, comme les autres. « J’ai été voir la mère Patrie qui m’a payé de beaux voyages et qui m’a fait user trois paires de souliers », dit-il en rigolant. Il revint avec un certificat de bon soldat en poche et il se renfonça aussitôt dans les bois pour fendre ses merrains. C’en était désormais terminé des beaux voyages: il ne bougerait plus guère de ses parages.
Des fendeurs, on en rencontrait autrefois dans toutes les régions forestières. Il y en avait en Sologne et en Gâtinais, cela va de soi, mais ailleurs aussi.
Nicola, le scieur de long, en croisa plusieurs dans la Marne et dans l’Aisne entre les deux guerres. Ils achetaient à prix sacrifiés les chênes que les batailles avaient incrustés d’éclats d’obus et qui, de ce fait, n’intéressaient plus les scieries. Le Berry non plus ne manquait pas de fendeurs. Sur la seule commune d’Achères, on en comptait une quinzaine et aucun ne manquait de boulot. C’étaient de solides gaillards aussi acharnés à l’ouvrage que forts en gueule, et qui ne refusaient jamais de licher une petite goutte. On prétendait également qu’une fois sortis de leurs forêts, ils ne restaient pas à la traîne pour courailler après les demoiselles. En digne fendeur qu’il est, Roger se vante de demeurer toujours un chaud lapin (sa brave femme ne le contredit point). Il faut l’entendre fredonner la chanson que ses compères braillaient lorsqu’ils descendaient au village :
C’est un gentil fendeur Dans sa loge jolie
Qui tenait à la main Une rose fleurie.
Fendeur dormez-vous ?
Fendeur, gentil fendeur, Réveillez-vous !
Belle si tu venais Dans ma loge jolie
Bien voir je t’y ferais Le ciel de l’Italie.
Mais fredaines à part, le métier de merrandier était un rude gagne-pain de solitaire qui ne connaissait point de morte saison. On vivait jadis en loge, à la manière des bûcherons et des charbonniers, à pied d’œuvre sur le carreau d’abattage. Mais dame ! ça oui, on n’obéissait qu’à ses envies, point aux ordres d’un maître. Pas de patron sur le dos, jamais. La liberté, quasiment.
Les fendeurs ne travaillaient qu’à façon. Les coupes étaient proposées aux marchands de bois par adjudication. La vente conclue, le bénéficiaire engageait un contingent de bûcherons puis s’accordait avec quelques merrandiers qu’il rémunérait à la tâche. Ceux-ci sélectionnaient les grumes destinées au fendage tandis que les rouliers tiraient les troncs non retenus vers la scierie. Les fendeurs devinaient la valeur du douvain à première vue. L’arbre devait présenter une écorce lisse, sans nœuds. Ils choisissaient de préférence des chênes limousins de haute futaie, aux fibres sèches et serrées ; les autres variétés, les chênes francs et les derlins, ne leur convenaient guère. Ils s’arrêtaient parfois sur un châtaignier ou sur un robinier. Ce dernier arbre, appelé communément le faux acacia, était surtout employé pour la fabrication des tonneaux à eau-de-vie : dedans la goutte se teintait légèrement et se bonifiait d’un petit goût agréable que le chêne ne lui donnait pas.
La panoplie du fendeur comprenait peu d’outils : une scie, une cognée, des coins, un coutre, un départoir et une plane. Le coutre et le départoir se ressemblaient, avec leur longue lame perpendiculaire au manche ; mais le fer du premier, convexe, était coupant tandis que celui du second, droit, ne l’était pas.
Tout cet équipement sortait de la forge des taillandiers qui excellaient dans la trempe de l’acier. Un fendoir devait mordre le bois sans se tordre ni s’émousser. Le merrandier affûtait ses fers lui-même, à la meule ou plus rarement à la lime ; il faut signaler en effet que le tanin du chêne et du châtaignier rongeait les outils à l’usage.
Chaque fendeur avait donc soin de garder à ses lames un tranchant impitoyable pour les doigts des malhabiles. Roger, qui ne craignait pourtant personne en adresse, conserve une cicatrice à la main gauche, souvenir d’un coup de coutre malheureux. On ne déplora cependant pas d’accidents graves au pays car chacun ne manœuvrerait ses outils qu’avec grande attention. La corporation n’endurait point les étourdis.
Un fendeur devait posséder l’œil juste et la main sûre, sans cela il ne faisait jamais un honnête ouvrier. Tout d’abord, il examinait sa grume qui « n’avait pas trop de nœuds, pas beaucoup ou pas du tout ». Puis il marquait ses mesures et la sciait en longueurs de 120 à 55 centimètres selon la contenance des futailles que les tonneliers désiraient assembler. Une barrique de 200 litres demandait des douves de 90 centimètres ; un tonneau de 100 litres, des douves de 72 centimètres. Il fallait également prévoir les douelles de fond, plus petites mais de bois parfaitement droit. Les douvelles plus courtes, enfin, étaient réservées à la «racaille», autrement dit à la tonnaille qui ne contiendrait que le vulgaire pinard du pays.
Les grumes débitées, le fendeur partageait les billes encore vertes à l’aide des coins et des fendoirs, plus rarement à la cognée. En deux francs-quartiers d’abord, puis en quatre, puis en huit. Pour diviser une bille en deux francs-quartiers égaux, il suivait la taillade naturelle, la « détente », qui en coupait diamétralement le cœur. Il respectait aussi le « virant » du bois, la légère tournure des fibres, cela pour ne point perdre la valeur d’une douve par quartier. Toutes ces observations, comme bien on pense, nécessitaient un regard exercé et un savoir-faire infaillible.
Chaque quartier était ensuite fendu en trois ou quatre douves, sur un billot. Le merrandier maintenait sa pièce avec une fourche, dispositif rudimentaire qui lui permettait de détacher les ais sans laisser filer son outil de travers. L’entaille d’amorce se faisait au coutre, l’éclatement complet au départoir et au maillet. Puis au coutre, l’homme retirait l’aubier, le cœur et les « calots » des joues afin d’équerrer ses planchettes à vives arêtes.
La finition se pratiquait à la plane, sur un chevalet. Les douves, parfaitement dégauchies, étaient ensuite entassées en lits croisés. Le fendeur les posait sur des chutes de bois, les chantiers, qui les isoleraient de la terre humide pendant tout le temps qu’elles attendraient là, quelquefois pendant plusieurs mois.
Nombre de fendeurs approvisionnaient les tonneliers de la région. Roger Blin, pour sa part, expédiait le gros de son travail aux distilleries de cognac, dans les Charentes. Mais notre bonhomme ne se contenta pas de fendre des douves : il produisit également des cotrets de boulange, des lattes de toiture, des planchettes pour la boissellerie, des piquets de clôture ou de vigne, des cales en hêtre pour les rails du chemin de fer et, enfin, pas moins de trente mille aisseaux avec lesquels on recouvrit l’église de Nohant, chère à la bonne dame George Sand !
Le métier de fendeur récompensait correctement son homme, surtout avant cette guerre. Un gars qui fournissait ses quatre-vingts douves dans la journée —soit dans les quatre mètres cubes au bout du mois pour un volume double de bois brut— ce gars-là empochait un salaire deux fois plus important que le traitement d’un ouvrier agricole. En revanche, il ne bayait pas souvent aux corneilles car il était payé à la pièce. Sa journée commençait dès potron-minet et ne s’achevait qu’aux ténèbres. Celui qui rentrait à la maison pour ne pas dormir sous la loge, partait de chez lui à la nuit, sa lanterne à carbure dans une main et sa gamelle dans l’autre, et ne revenait qu’aux fenêtres allumées.
C’était une vie dure, certes, mais pour rien au monde Roger n’en aurait rêvé d’une autre. Il ne dépendait de quiconque, tout seul au fond des bois, et il adorait son travail. Il fendit donc le chêne jusqu’à ce que sonne une retraite méritée, dans les années soixante-dix. Il était d’ailleurs grand temps pour lui de dételer puisque les merrandiers de sa génération ne trouvaient plus leur place dans l’industrie forestière où tout, désormais, se mécanisait tristement. Le rendement primait dorénavant sur la qualité et le bel ouvrage s’accommodait fort mal de ces nouvelles exigences.
Aujourd’hui, Roger accuse. Son métier a été tué par des incapables qui ont cru malin de scier le douvain au lieu de le fendre. Quelle ânerie, sapristi ! Résultat : leurs douves se cassent souvent au cerclage, la scie ne respectant jamais le fil du bois. Pire, les tonneaux qu’elles forment fuient comme de vraies passoires et ça, c’est impardonnable. Car le vin doit abreuver les hommes, point les fûts.
À quoi bon courir si l’on ne sait pas où l’on va ? Mieux vaut calmement fignoler les choses sans les bâcler et ne point devoir les refaire cent fois pour une, nom de nom ! Croyez-le : c’est un des derniers merrandiers qui vous le dit. Il en est certainement de même pour tous les autres métiers.
Et ce sera le mot de la fin.
d’après Gérard Boutet