Le retour à l’équilibre

Cette page signée Pascal Charoy, est extraite du dossier Grands ongulés, la forêt sous pression publiée dans le n°615 (juillet/août 2018) de Forêts de France

Chimère ou objectif réaliste ?

FdF-2018-615-Cervidés-p24En quelques décennies, le grand gibier est devenu la préoccupation première du forestier, qui lui reproche de compromettre le renouvellement de la forêt. La prise de conscience est en marche dans les milieux cynégétiques, mais la réponse tarde à arriver sur le terrain.

Y a-t-il trop d’ongulés sauvages en France ? Pour les sylviculteurs, indéniablement. Chez les chasseurs qui exploitent la ressource cynégétique, la réponse est tout autre. Ce qui est indiscutable, c’est l’évolution remarquable des tableaux de chasse : depuis 1973, le nombre de cerfs abattus a été multiplié par 11, celui de chevreuils par 10. Et c’est la progression du sanglier qui semble la plus préoccupante, avec 692 000 animaux tués, soit 20 fois plus qu’il y a cinquante ans !

Comment en est-on arrivé là ?

Sans chercher à pointer des responsabilités, il faut savoir que cette tendance est générale dans tout l’hémisphère Nord. Nos voisins cherchent eux aussi des solutions à un phénomène que le changement climatique explique partiellement. En France, la progression commence dans les années 1970 avec la mise en place de plans de gestion cynégétiques destinés à favoriser le développement des populations d’ongulés alors bien moins abondantes. Cela a très bien marché. Et puis la conjonction de facteurs périphériques n’a fait qu’aggraver les choses : la fin de l’élevage extensif en forêt, la généralisation des cultures céréalières l’hiver, la rareté des grands prédateurs, la baisse constante du nombre de chasseurs…

Forêts en péril

Si ces tendances ne sont plus contestées, il a fallu un peu de temps pour que les gestionnaires cynégétiques s’intéressent aux conséquences de cette progression sur le renouvellement des forêts. Cette question ne fait pas débat scientifique au sein de l’Office national de la chasse et de la faune sauvage. « Si nous continuions comme cela, la régénération forestière serait de plus en plus difficile, de même que l’exploitation économiquement viable des forêts », reconnaît Sonia Saïd, ingénieure en charge des programmes sur l’équilibre forêt-gibier.

Cela fait vingt ans que l’ONCFS se préoccupe des dégâts causés aux forêts par les ongulés sauvages. L’Office contribue à la diffusion d’outils scientifiques pour adapter la gestion cynégétique à l’évolution des populations.

Ce sont les indicateurs de changement écologique (ICE) qui conjuguent trois paramètres : l’abondance des ongulés, leur état de santé et la consommation de la flore. Ces mesures étalées dans le temps montrent que l’on ne peut réduire le problème à la seule présence du gibier. «  Parler de densité n’a pas de sens, c’est la notion d’équilibre, ou de déséquilibre, qui compte, souligne Sonia Saïd. Sur un sol pauvre où il n’y a rien à manger, une abondance modérée d’ongulés peut poser un problème. Le peu qui pousse est mangé. Dans une forêt aux sols très riches, des populations plus importantes ne vont pas forcément compromettre la régénération car il y a suffisamment de nourriture au sol. Sur 100 semis, les animaux en mangeront peut-être 50, il en restera autant pour assurer la régénération. »

Mesurer l’impact du gibier sur la régénération

FdF-2018-615-Cervidés-p25Les chasseurs participent aux ICE, au travers des comptages au phare, des indices kilométriques, ou après la chasse, des mesures de la patte arrière.

Chez les forestiers, mesurer l’indice de pression sur la flore est contraignant. «  Ils ont même parfois du mal à adhérer, car ils ont le sentiment qu’on leur demande d’aider à trouver la population idéale d’ongulés, non pas pour la forêt, mais pour les ongulés eux-mêmes. Ce qui intéresse légitimement les forestiers, c’est que la forêt pousse, savoir si dans cinquante ans, il y aura des arbres », analyse avec justesse Sonia Saïd.

Aussi, depuis un an, l’ONCFS travaille avec les acteurs forestiers et scientifiques pour trouver des indicateurs de l’impact des ongulés sur le renouvellement des essences objectifs. Un groupe de travail « équilibre forêt-gibier » planche sur des pistes nouvelles, comme la relation entre la fructification forestière et l’abondance d’ongulés. «  En prévoyant l’abondance de la glandée, nous pourrions anticiper l’importance de la reproduction des laies et modifier le plan de chasse en conséquence, afin de non seulement juguler une possible explosion démographique, mais aussi de préserver les fruits au sol pour la régénération. » Le cerf est lui aussi consommateur de glands et les scientifiques pensent que le succès reproducteur et la glandée sont intimement corrélés. Une certitude : le retour à l’équilibre ne se fera pas en un jour. La patience qui caractérise les sylviculteurs leur sera, dans ce domaine aussi, d’une grande utilité.

Pascal Charoy

FdF-2018-615-Cervidés-p25-1Répartition du cerf élaphe
en France en 2015 

Sylvafaune en demi teinte

Sylvafaune est une démarche expérimentale menée depuis 2013 dans six massifs forestiers, sous le pilotage de l’ONCFS, avec un objectif central : atteindre l’équilibre forêt-gibier. Pour cela, chasseurs et forestiers doivent partager le même diagnostic et être d’accord sur les réponses à apporter. Le territoire de Vendresse, dans les Ardennes, a été le premier à expérimenter Sylvafaune.

Le territoire n’est pas identifié comme une zone rouge, mais ses 9 300 hectares de forêts ont été récemment colonisés par le cerf, et la forêt en souffre. Les acteurs ont pris deux engagements réciproques : la présence des ongulés n’est pas remise en question, mais leur dynamique doit être contrôlée pour permettre le renouvellement des peuplements forestiers. Pour suivre l’évolution des populations, les partenaires ont utilisé les indicateurs de changement écologique (ICE). Or ceux-ci ont montré une stabilité de la pression des cervidés. Sylvafaune n’a pas eu d’impact sur le plan de chasse dans la zone étudiée, sauf pour le chevreuil.

Ces résultats ont évidemment déçu les propriétaires concernés. Une déception que résume Hubert Balsan, président de Fransylva Ardennes : « Cette application scientifique est réellement intéressante. Nous ne contestons pas les données collectées annuellement par des gens très compétents. Mais l’utilisation qui en est faite par nos amis chasseurs nous gêne. Sous prétexte que les données ont peu évolué depuis le début de l’opération en 2013, ils considèrent qu’il n’y a pas d’effort supplémentaire à fournir. Or la courbe de progression du cerf est bien antérieure. Il est arrivé massivement à partir de 1995. »

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Trois cibles identifiées

  • Le cerf : responsable de l’abroutissement, du frottis et de l’écorçage. Il se nourrit de graminées, sauf en période hivernale où la ronce et les résineux dominent son bol alimentaire. Sa population est estimée à 200 000 sur le territoire, elle augmente d’environ 3 % par an et les prélèvements (61 412 en 2017) sont insuffisants pour stabiliser la population.
  • Le chevreuil : il est coresponsable de l’abroutissement et du frottis. La ronce et les sous-ligneux constituent la base de son régime alimentaire en toute saison. Les chevreuils sont au moins 1,75 million, mais leur population semble avoir atteint un plateau. Les prélèvements sont relativement stables depuis cinq ans (579 111 en 2017).
  • Le sanglier : sa prolifération pèse aussi sur les forêts. Il commet d’importants dégâts par arrachage de plants ou de semis et il consomme glands et faines. La hausse des populations est estimée entre 10 et 15 % par an. Pour la première fois en 2017, le nombre de sangliers prélevés (692 000) a dépassé celui des chevreuils.