Extrait de « Les forestiers, vieux métiers des taillis et des futaies », Gérard Boutet, éditions Jean-Cyrille Godefroy, 1997, avec l’autorisation de l’auteur (droits réservés).
Les qualifications différentes désignaient parfois des métiers semblables. Il en allait ainsi des débardeurs, des rouliers et des transporteurs de bois dont les activités, complémentaires, se confondaient souvent. En général, le débardeur dégageait les troncs des carreaux de coupe et les tirait jusque sur l’accotement d’un layon, d’où le roulier les enlevait pour les charroyer vers quelque scierie proche. Le transporteur véhiculait également du bois d’abattage, mais il ne s’enfonçait guère dans les chemins défoncés de la forêt ; en revanche, il n’hésitait pas à emprunter les routes à grande circulation et ce, sur des trajets relativement longs. Hormis ces détails, la distinction entre le roulier et le transporteur était infime, sinon que le premier semblait beaucoup moins moderne que le second. Le roulier menait des chevaux, tandis que d’ordinaire le transporteur conduisait des engins motorisés.
« Débardeur, roulier ou autre chose, peu importait au bout du compte, confirme Roger. J’ai été tout ce qu’on veut, tant qu’il y eut des chevaux. Je ne suis devenu transporteur qu’après avoir acheté mon premier camion. »
Il s’agissait d’un lourd fardier à essence dont la force motrice se transmettait aux roues arrière par une simple chaîne, selon le principe de la bicyclette. Un mastodonte terrible, qui avait servi aux manœuvres des soldats américains pendant la Grande Guerre. « C’était le diable que de piloter ça, dit Roger. La chaîne pétait, plus de frein, vous fonciez dans le décor ! » Cette mésaventure lui arriva, évidemment, mais il put limiter la casse. Il s’embourba, sans autre dégât. Plus de peur que de mal. L’incident aurait pu provoquer l’accident. « Je n’ai jamais écopé de graves pépins dans mon travail », respire Roger. D’aucuns de ses collègues furent moins chanceux, hélas !
C’est vrai : un embourbement n’avait rien d’une épreuve insurmontable. Cela causait néanmoins de sérieux tracas, parce que les camions de l’époque n’étaient pas équipés de pneumatiques, mais de bandages pleins qui s’enfonçaient profondément dans les terrains bouillasseux. En cas d’enlisement, c’était tintin pour s’arracher du pitrouillis. Il fallait alléger le véhicule au maximum, en décharger complètement la plate-forme, planchéier l’ornière avec un lit de branchages devant les roues, recourir même au treuil quand il n’y avait plus d’autres moyens de se dépatouiller. Autant de peines et de fatigues pour rien, bien sûr !
Malgré tout, c’était encore préférable aux chevaux. Roger en a menés dans son jeune temps, il sait de quoi il retourne. Son père, René, qui faisait commerce de bois à Vitry-aux-Loges, n’en possédait pas moins de seize, pour une demi-douzaine de charretiers. En saison mouillée, cinq à six chevaux n’étaient pas de trop par fardier. On en attelait jusqu’à dix pour une lourde et longue tirée.
« C’était de l’aricanderie ! soupire Roger. Ah, j’en ai usé, des chevaux ! Je ne dormais pas toutes les nuits, tellement ça me tourmentait, des fois ! » Contrairement au roulier Daniel, qui préférait des bêtes faciles, René achetait des sujets méchants, qu’il ne payait pas cher, mais que ses charretiers se juraient bien de tenir à poigne. Car un cheval de trait devait tirer droit sans ruer entre les brancards, obéir à la voix et n’en point faire seulement à sa tête.
En contrepartie, on ne mégotait jamais sur la nourriture. Vingt bons litres d’avoine dans la mangeoire, par jour et par animal, et du foin à volonté dans le râtelier. Les gars d’écurie, dans les fermes, n’en distribuaient que la moitié. L’hiver, les cultivateurs ne participaient pas au roulage sans doubler la ration de leurs attelages. Pardi ! le travail de la forêt était autrement pénible que celui de la plaine, au point qu’on ne redoutait guère le coup de sang qui guettait les chevaux trop avoinés pour l’effort demandé.
Mais, à dire juste, ce genre de malaise n’affolait nullement, puisque tout charretier compétent se devait également d’être vétérinaire, un peu.
Chez Roger, il convient de le préciser, on n’ignorait rien des besognes forestières. Depuis plusieurs générations, on vivait du bois.
Et même, souvent, dans les bois. Eugène, le grand-père maternel de Roger, était batelier à Chécy : ses gabares s’emplissaient de charbon, de billettes, de madriers. L’embarquement s’effectuait dans les ports éclusiers de la forêt : à Fay, à Vitry, à Combreux, à Sury ; le débarcadère se trouvait près du pont de Vierzon, à Orléans. Roger se souvient parfaitement, étant gamin, avoir vu naviguer des cargaisons d’os destines aux usines d’engrais, de ballots de chiffons, de poteries, d’ardoises. Il revoit aussi les bateaux vinaigriers qui remontaient la Loire jusqu’à Combleux, et qui poursuivaient leur voyage vers le Loing, vers Paris, en transitant par le canal d’Orléans.
Il fallut presque cent ans pour que le canal latéral à la Loire, qui s’achevait initialement à Combleux, soit prolongé d’une lieue vers Orléans, jusqu’aux quais d’amont de la rue du Faubourg-Bourgogne, au lieu-dit « Le Cabinet Vert ». L’inauguration du tronçon final se déroula en grandes pompes, le 3 juillet 1921, sous la présidence de M. Le Trocquer, ministre des Travaux publics, qu’entourait un fier aréopage de personnalités civiles et militaires. On avait dû ratisser large dans les abords préfectoraux pour réunir autant de beau linge !
Le photographe-éditeur de cartes postales, requis lui aussi, fixa à jamais l’image de ce mémorable événement dans le gélatino-bromure. Ils étaient là, tous, à poser avantageusement pour la postérité, la barbiche républicaine sous le canotier ou les moustaches martiales sous le képi. Mais voyez comme l’Histoire, même locale, se montre parfois ingrate : en sept décennies de revirements politiques, la quasi-totalité de ces très importantes figures ont fini par perdre jusqu’à leur nom, jusqu’à leur titre, jusqu’à leur grade. Sans les cartes postales, qui leur paraissaient probablement, sur l’instant, dérisoires en comparaison d’autres documents officiels, ils seraient aujourd’hui oubliés. À quoi doit-on se fier, dites ?
Eugène céda son affaire à René, son gendre, le père de Roger. Le vieux batelier mourut en 1906. Son successeur continua les transports fluviaux et le commerce de bois jusqu’à la mobilisation d’août 14. La guerre, hélas ! ruina ses projets. Il fut appelé sous les drapeaux. L’entreprise périclita.
La victoire fut amère pour beaucoup. Lorsqu’il revint du champ de bataille, René ne disposait plus que de trois chevaux entiers, donc refusés par l’Armée. Il lui restait aussi ses bras, fort heureusement, et du courage à revendre. Cela suffisait pour repartir du bon pied. Il s’installa à Vitry-aux-Loges, où il remit en marche une petite scierie ; puis il en créa une deuxième auprès de la gare. Dans ce pays à vocation essentiellement sylvicole, les scieries avaient de quoi s’occuper sans se causer tort. Il en fonctionnait cinq ou six : sur le port, près de la gare et en clairière.
Roger, qui était apprenti armurier avant guerre, rejoignit bientôt son père en forêt et Marcel, son cadet de trois ans, n’attendit guère pour faire de même. Les deux frères devinrent les premiers rouliers de l’entreprise paternelle. Quelques années plus tard, ils commandaient à seize chevaux.
« On approvisionnait de nombreux villages de Beauce en bois de feu, explique Roger. C’étaient des margotins de n’importe quoi pour les maisons particulières, des cotrets de sapin pour les boulangeries. On chargeait jusque dans les alentours de Neuville-aux-Bois, à vingt kilomètres de là, et on sortait de la forêt des voitures bien enfaîtées ! »
Ils privilégiaient, en effet, les charrettes aux fardiers. Le chargement d’une charrette était plus facile à opérer que celui d’un fardier. Un homme seul y parvenait en s’aidant du moulinet arrière, sans devoir recourir aux chaînes . Les grumes étaient suspendues sous le plancher dans le sens de la marche ; c’est-à-dire qu’à l’avant, leur extrémité frôlait les pattes du limonier, et que derrière, elles dépassaient en queue. On complétait la charge en entassant une corde de charbonnette entre les ridelles. Dans les sols marécageux, il n’était pas rare que les rais s’épaississent de bon jusqu’à ce que la terre obstrue totalement les roues. Un charretier ne s’engageait pas sur un chemin empierré sans avoir décrotté sa charrette.
Lors du percement du canal latéral à la Loire, événement que nous évoquions plus haut, ce fut René qui procura les pieux nécessaires à l’ouvrage : il les sélectionna parmi les sapins de haut fût, robustes et rectilignes, qu’il achetait en Sologne.
René fournissait également plusieurs tanneries de la contrée en écorce de chêne. Le pelurage avait lieu à la montée de la sève. Mais qu’un troupeau de moutons s’égarât en sous-bois et tout était compromis (les exhalaisons ovines ont la particularité, dit-on, de ressouder l’écorce des arbres à l’aubier). Le pelan était immédiatement lié en bottes et mis à sécher sur place. Il serait enlevé au plus tôt, afin de lui épargner les méchantes giboulées de printemps.
Cette marchandise n’a pas laissé que des bons souvenirs à Roger : elle était fragile, délicate à manipuler, poussiéreuse à en suffoquer. Les bottes pesaient leur poids et s’écrasaient d’un rien. On poussait un « ouf » de soulagement quand la dernière charretée était enfin livrée en gare.
Roger revenait du régiment lorsque son père quitta Vitry pour gérer un commerce de bois plus important en Gâtinais, à Ladon. Les deux fils en profitèrent, qui s’établirent alors transporteurs à leur compte. Marcel se consacra au bois de chauffage, tandis que Roger ajouta au simple voiturage l’acheminement des grumes. Et ce fut en 1929 qu’ils firent l’acquisition de leur premier camion, le fameux engin américain à chaîne et à bandages. Finis les chevaux, vive la mécanique ! Peu après, chacun des frangins conduisait son véhicule automobile.
« Ça, reconnaît Roger, les camions nous ont permis de souffler ! On ne s’aventurait plus au creux des coupes, on chargeait les grumes déposées sur l’accotement par les débardeurs, et l’on se donnait beaucoup moins de mal. On s’arrangeait de rentrer à la maison à des heures normales, alors qu’avec les chevaux, on savait quand on partait, mais pas quand on reviendrait. Ah, oui! Quelle amélioration ! »
Roger et Marcel alimentaient les scieries des environs en fonction des contrats conclus avec les marchands de bois. Leur principal client fut rapidement l’entreprise Cochin, d’Orléans. Durant les saisons froides, quand les commandes faiblissaient, ils prêtaient la main aux bûcherons. Sans être une sinécure pour autant, l’abattage leur permettait de goûter des heures lénifiantes dans le calme et la solitude des futaies.
À l’époque, le bois de mine constituait le gros du fret des frères, à telle enseigne que leurs factures le stipulaient sur l’en-tête. Dans leur journée, Roger et Marcel transbahutaient leurs deux ou trois wagonnées depuis les lisières de la forêt jusqu’aux gares de Vitry ou de Boiscommun. Les trains, sitôt chargés, étaient expédiés sur le Nord et la Belgique. Les mineurs appréciaient particulièrement ces étais, car ils prétendaient que le boisage obtenu geignait avant de se rompre, avertissant ainsi les porions et les raucheurs de l’imminence d’un éboulement. Cette qualité s’appliquait au bois de l’Orléanais, et plus encore à celui de Sologne.
Marcel s’éloigna de la région dans les années trente, pour s’établir comme transporteur dans la Sarthe. Roger demeura seul en forêt des Loges, au volant de son camion.
Durant l’Occupation, son véhicule ayant été réquisitionné, il ne devint pratiquement qu’un chauffeur de l’entreprise Cochin, tout en conservant une indépendance de principe. C’est ainsi qu’il termina sa carrière en 1955.
À l’évidence, Roger n’a jamais rêvé d’une autre existence. Il le déclare sans ambages : « La forêt, ça a été ma vie tout le temps. Je m’y sentais libre. La dureté du travail n’importe guère quand on jouit d’une totale liberté, vous savez ! »
Qu’ils fussent modestes bûcherons ou riches marchands, les gens des bois partageaient la même opinion là-dessus. Homme libre, toujours tu chériras la forêt !
d’après Gérard Boutet