Extrait de « Les forestiers, vieux métiers des taillis et des futaies », Gérard Boutet, éditions Jean-Cyrille Godefroy, 1997, avec l’autorisation de l’auteur (droits réservés).
Il serait bougrement étonné, Robert, si on lui disait qu’il exerça jadis le métier d’écorceur ! Car dans sa contrée, au fin fond de la Sologne, on disait plus simplement qu’on était « peleur », ou « pelureux » à la rigueur.
De toujours sa famille travailla dans les bois. Son grand-père était déjà bûcheron et son père Jean, gagnait chichement sa vie comme scieur de long. Mais les commandes faisaient souvent défaut. Alors le père raccrochait sa grande scie, qu’on appelait quelquefois la « nargue », et il s’enfonçait dans la forêt en entraînant toute sa nichée. Il se rendait ainsi sur les coupes où un marchand de bois l’embauchait à la pèlerie des chênes. Cela consistait à démascler les arbres de leur « pelard » qui, après pulvérisation, fournirait le tan réclamé par les tanneries.
Le décorticage débutait traditionnellement au 1er mai. On profitait de la montée de la sève. Les chênes étaient abattus au passe-partout ou à la cognée. En « gris », c’est-à-dire avec leur écorce. On évitait d’en coucher trop par avance car les grumes séchées ne se laissaient point dépouiller facilement.
Les hommes dénudaient les gros troncs, les femmes raclaient les « billettes » et les gosses aidaient au besoin à lier les fagots. La serpe entaillait le regros que l’on décollait ensuite à l’aide d’une curette tranchante : l’écorçoir. Les pelards étaient entassés d’un côté, le bois nu de l’autre.
La pèlerie s’achevait à la mi juin, quand le feuillage ne poussait plus. On débitait alors les troncs écorcés. On les sciait à la bonne longueur — 1,14 m exactement —et on les entassait en cordes. Puis on s’attaquait aux autres arbres jusqu’à la Noël. Il fallait parfois dégraisser le passe-partout au pétrole lorsqu’on coupait les vieux sapins résineux. Pour les autres abattis, on améliorait le glissement de la scie en la frottant avec une « pissotière », qui est l’attache d’une queue de cochon. On préparait la prochaine coupe dès les premiers jours de la nouvelle année. Les bûcherons dépressaient les gaulis et dégageaient les gros chênes capables de «faire de l’écorce» à la saison suivante.
Durant tout son séjour dans les bois, la famille du peleur gîtait sous le « cul-de-loup ». C’était la loge commune aux métiers de la forêt. Imaginez-vous une hutte de branchages recouverte de mottes. La construction en était simple.
Le bûcheron enfonçait quatre pieux corniers sur lesquels il ficelait le clayonnage des murs.
Au toit maintenant. Là encore, rien de bien compliqué. La mère de famille faucillonnait des brassées de fougères qu’elle étalait à l’ombre des frondaisons, jamais au grand soleil, pour ne pas les rendre cassantes au séchage. Le bûcheron disposait ces fougères à clins sur un treillis en pente, comme des ardoises sur un lattage, puis il recouvrait le tout de terre. Le gros de l’habitation était terminé.
Une seule ouverture : la porte. Toujours orientée au levant pour ne pas essuyer les pluies dominantes. Pour l’éclairage aussi, par économie des bouts de chandelle. Son battant se composait d’une claie ou de quelques méchantes planches ; les charnières se résumaient à des rognures de cuir. Certains astucieux enterraient une bouteille, goulot en bas, et utilisaient son culot en guise de crapaudine.
Le mobilier correspondait évidemment au style de la cahute. Un billot fiché de trois charbonnettes devenait une sellette. La table ne valait pas mieux. Pour le lit, même manière : on tendait un grillage entre quatre piquets plantés au sol, on garnissait de paille ou de fougères, une couverture par dessus, et voilà tout. On y ronflait à poings fermés car la litière de fougères recelait, croyait-on, des vertus dormitives… Quant à la cheminée, elle était tout bonnement de briques et d’argile ; on ne lui demandait que de faire bouillir la marmite sans trop enfumer le refuge. Un petit fourneau à charbon, à l’extérieur de la cabane, servait à réchauffer la tambouille du midi.
En d’autres endroits, notamment en forêt de Boulogne, les bûcherons bâtissaient un cul-de-loup différent. Il s’agissait plutôt d’une tanière à demi enfouie dans une inclinaison de terrain.
Sa cabane achevée, le bûcheron devait trouver un point d’eau. Le problème se réglait vite dans ces contrées humides. Il suffisait de gratter un peu, au petit bonheur la chance, pour que sourde une fontaine. La mère faisait bouillir la flotte par précaution, quand elle y pensait. On ne se débarbouillait que très rarement, avoue Robert.
Parfois le bûcheron creusait son garde-manger à proximité du cul-de-loup. Un trou camouflé sous une bourrée. On conservait dedans les patates, un fût de piquette, quelques salaisons. Les viandes étaient flambagées puis vinaigrées et poivrées, enfin serrées dans un pot en grès sous une bonne épaisseur de sel. Un bouquet d’orties en fond de saloir empêchait les provisions de s’avarier durant les chaleurs. C’est du moins ce qui se disait.
Certains bûcherons des parages retournaient à la maison le dimanche avec leur baluchon de linge sale sur l’épaule ; ils revenaient sur la coupe le lundi matin, fiers de leur chemise propre et de leur panerée de victuailles. Mais les autres qui vivaient dans les bois en famille, ceux là ne s’éloignaient pratiquement jamais de leur clairière. C’est ainsi que le jeune Robert passa la quasi-totalité de son enfance sous le cul-de-loup. Ses trois sœurs et ses deux frères gagnaient déjà leur pain que lui, le tardillon du ménage, marchait encore à quatre pattes.
Il en garde un bon souvenir, Robert, de sa jeunesse buissonnière. Le cul-de-loup était chaud l’hiver et frais l’été. Et puis on fréquentait alors beaucoup de monde dans les bois. Une dizaine de cabanes se rassemblaient quelquefois en une même place. Presque un village. La forêt se peuplait surtout à la mauvaise saison. On croisait des bûcherons, des équarrisseurs, des peleurs, des scieurs de long, des fendeurs, des rouliers, des charbonniers, des fagoteurs, des balaitiers… Des flopées de « gnâs » couraient en tous sens. Ah, ça oui ! les mômes gambadaient en liberté et s’élevaient tout seuls. Le rêve.
L’école ? On ne la fréquentait pas souvent. Le bourg se trouvait à sept ou huit kilomètres de là. C’était un trop long trajet pour des petits pieds en sabots, par des sentiers impraticables. Même chose pour la messe. Les rares fois qu’ils s’étaient rendus en classe, les gosses des bois, ç’avait été pour s’entendre traiter de sauvages par les enfants du village. Des réflexions comme ça n’encourageaient guère aux études, convenez-en ! Alors on ne sortait de la forêt qu’à contrecœur.
Oui vraiment : on menait une vie libre, sans contrainte d’aucune sorte. Si pourtant : il fallait se méfier des gardes. Ces escogriffes-là rôdaillaient autour des culs-de¬loup d’un air soupçonneux. Ils se doutaient bien qu’on ne se privait point de braconner dans le coin, sitôt qu’ils tournaient le dos.
Quand un chantier finissait, les gens des loges célébraient l’événement comme il convenait. Tous ceux qui avaient besogné sur la coupe se réunissaient et trinquaient un bon coup. On appelait ça la « parcie » ; les Beaucerons employaient le même mot pour désigner leur repas de fin des moissons. Dame ! le bois, c’était comme qui dirait la richesse des Solognots, avec le gibier braconné.
d’après Gérard Boutet