L’élagueur

Extrait de « Les forestiers, vieux métiers des taillis et des futaies », Gérard Boutet, éditions Jean-Cyrille Godefroy, 1997, avec l’autorisation de l’auteur (droits réservés).

On était élagueur de père en fils dans la famille. La tradition se perpétuait de génération en génération. Lahire avait appris la manière de son père, qui la tenait de son père à lui. On ne craignait d’ailleurs pas grosse rivalité dans le pays : L’ouvrage ne manquait donc pas en cette lisière de la forêt d’Orléans.

Ils ne se consacraient à l’élagage que l’hiver, quand leur petite culture les laissait bras ballants, à ne rien faire. Car les parents, dix gosses à la maison, étaient d’abord gens de la terre. Mais leurs lopins ne suffisant pas à les occuper en mauvaise saison, ils se rabattaient sur les bois aux approches de Noël et y restaient jusqu’à la reprise des travaux champêtres. Lahire grimpa aux arbres dès ses dix-sept ans..

Les marchands achetaient les lots en octobre, sur adjudication, et ils y envoyaient leurs équipes en novembre. L’élagueur débattait des conditions à son embauche. Il réclamait : « Je veux tant du pied sur telle coupe, et en sus tel tas de charbonnette ». Ce supplément en bois de feu, un genre d’affouage, n’excédait pas les deux ou trois cordes. Vers 1925, l’élagage d’un arbre rapportait dans les trois francs. On émondait cinq à dix chênes dans sa journée, selon les grosseurs, guère davantage.

Lahire et les siens, chacun sur sa coupe, trimaient souvent loin de leur fermette, parfois à plus d’une trentaine de kilomètres. Ils se déplaçaient à bicyclette, avec leur gamelle de frichti ficelée sur le porte-bagages. Ils ne construisaient pas une loge comme certains autres manœuvriers forestiers puisqu’ils ne s’attardaient jamais longtemps au même endroit. Ils rentraient à la maison tous les soirs, quelle que fût la distance qui les en séparait. Levés tôt et couchés tard, comme la plupart des saisonniers de l’époque.

L’élagueur retroussait ses manches lorsque les bûcherons terminaient l’essartage du terrain. Il mettait un soin particulier à fourbir son outillage avant de débuter la besogne. Il aiguisait ses griffes de montée que le maréchal-ferrant lui avait forgées dans le meilleur acier ; il affûtait et il emmanchait sa hache lui-même, à sa patte ; il en caressait le fil du pouce pour en sentir les moindres ébréchure ; il limait sa scie dent après dent, avec une précision extrême.

Un outil est en effet un bien personnel qui ne correspond qu’à la main de l’homme qui l’emploie à sa convenance. Deux haches ne s’usent jamais de façon identique ; tout dépend comment on les empoigne, de la force qu’on les abat, du tranchant qu’on en exige…

Parvenu sur la coupe, l’élagueur toisait les arbres d’un simple regard. Son idée était vite faite. Il ne s’intéressait qu’à ceux dont le tronc, à la base, dépassait un mètre de circonférence. Aux maîtres arbres, quoi, pas à la broutille. Alors il ajustait sa paire de griffes à ses brodequins, ergots opposés en dedans, en nouait solidement les courroies à ses jambes, l’une au-dessous du genou et l’autre autour de la cheville, vérifiait enfin la fiabilité de sa large ceinture de cuir. Puis il se sanglait au tronc en bouclant cette ceinture qu’il savait faire glisser sur l’écorce rugueuse, à rudes poussées de reins répétées, pour grimper plus rapidement. Il ne commençait l’escalade qu’après avoir fixé ses outils aux deux crochets de la sangle, la hache d’un côté et la scie de l’autre.

L’exercice demandait évidemment une agilité d’écureuil et une témérité de casse-cou. L’élagueur s’élevait jusqu’à la hauteur voulue tout en ébranchant son perchoir.

Il écimait l’arbre quand il jugeait que le tronc s’amenuisait trop pour fournir un honnête madrier de charpente. L’étêtage, nous l’avons dit, ne se pratiquait autrefois qu’à la hache et à la scie. Ici, en forêt d’Orléans, on n’accourcissait que les chênes. Ailleurs, c’étaient des châtaigniers ou des sapins, en fonction des déboisements prévus. Cette décapitation avait pour but de faciliter les abattages et, surtout, d’éviter l’éclatement des fûts à la chute.

Un métier dangereux

Un élagueur s’affairait dans les sommets sans se soucier de ses compagnons du ras de terre, qui ne s’inquiétaient guère de lui. Un matin pourtant, Lahire vit débouler une bande de bûcherons gesticulants en direction de son houppier. « Ton frère vient d’attraper un accident, lui crièrent-ils. Descends vite ! » Notre homme s’empressa de retoucher le sol. En deux mots, on lui raconta le fait. Il se précipita sur le secteur attribué à son frangin. Le pauvre était coincé dans une sale posture. Lahire devina immédiatement ce qui s’était passé.

Le malheureux n’avait pas dû entailler suffisamment le dessous d’une grosse branche qui, en cédant, avait provoqué la brisure longitudinale de l’arbre. Le gars se trouvait maintenant enserré dans sa ceinture, là-haut, avec un quartier de tronc qui, alourdi par la branche pendante, lui comprimait la poitrine jusqu’à l’écraser. Impossible pour lui de se dégager !

Pas une seconde à perdre. Lahire gravit déjà l’arbre afin de lui prêter secours. Le voici près de son frère à demi étouffé. Il sectionne la branche, l’étau se relâche. Aussitôt il assure sa propre sangle autour de la taille du frangin, le libère du harnais qui le ligote dangereusement à son poteau de torture. Le cuir se rompt au premier coup de hache. En bas, on respire. Il était moins une que l’aventure ne tourne vraiment mal… On a tremblé d’une sacrée frousse, ce matin-là, sur cette maudite coupe. Il s’en fallait d’un cheveu, pour sûr, que le périlleux sauvetage ne s’achève en tragédie. Une chance inouïe que la sangle du frère n’ait point craqué au moment où le tronc se fendait ! Ç’aurait été la dégringolade et un type estropié pour le restant de ses jours, à moindre gravité… Le frérot de Lahire eut très peur, certainement, mais cela ne l’empêcha nullement de se relancer dans les acrobaties dès qu’il eut recouvré ses esprits !

Le métier était hasardeux, bien sûr, quoiqu’on se montrât toujours fort prudent. Dieu merci, on ne déplora point de catastrophes en forêt d’Orléans. En compensation de ses émotions, un élagueur disposait de son libre arbitre. Jamais un chef de chantier à commander dans son dos. Il avançait à son rythme, sans supporter contrainte d’aucune sorte. Ça, c’était la liberté des gens qui ouvraient en forêt, le plus précieux des privilèges. En fin de saison, l’élagueur effectuait le remontage des coupes ; c’est-à-dire qu’il taillait les baliveaux épargnés par la cognée des bûcherons pour que les lais puissent croître en futaie. Il entretenait ensuite les haies, les platanes des mails et les marmenteaux dans le parc des châteaux. Il ne s’agissait en vérité que d’un amusement qui ne comportait nul risque, au contraire de l’ouvrage accompli au fin fond des bois.

Les branchages retirés des arbres communaux étaient autrefois liés en bourrées et vendus par enchères publiques, rien ne devant se perdre…

Le métier n’a pas disparu. Toutefois, il s’est tellement modernisé qu’on le reconnaît à peine aujourd’hui. Les sylviculteurs utilisent maintenant des engins élévateurs et des tronçonneuses.

Rien à voir avec les gestes de naguère. Il en est en forêt comme partout les pétarades des moteurs ont fini par couvrir les ahans des hommes en effort Mais doit-on réellement le regretter ?

À chacun son point de vue.

d’après Gérard Boutet