L’équarrisseur

Extrait de « Les forestiers, vieux métiers des taillis et des futaies », Gérard Boutet, éditions Jean-Cyrille Godefroy, 1997, avec l’autorisation de l’auteur (droits réservés).

En principe, les scieurs de long étaient également équarrisseurs en bois puisque les deux façons allaient de pair et se complétaient. En effet, l’équarrissage constituait en quelque sorte la préparation des grumes destinées à être débitées sur le lieu même de l’abattage. Cela ne devenait un métier à part entière que dans la construction navale où les besoins en madriers de haut fût permettaient d’occuper une nombreuse équipe… Ailleurs, comme en nos régions dont les bois ne fournissaient guère que des pièces de charpente, l’équarrisseur se confondait presque toujours avec le scieur de long.

Nicola, encore tout gaminet, avait tôt fait d’apprendre la bonne manière en regardant comment les autres s’y prenaient. Les leçons se retiennent vite à rude école, quand il s’agit de gagner sa croûte dès les quinze ans. « Il faut néanmoins du temps et de la persévérance avant d’acquérir la sûreté du coup de hache, souligne Nicola. Certains n’y parvenaient qu’à grande peine, d’autres ne s’en approchaient jamais. Ceux-là ne sentaient pas le fil du bois. Toute la difficulté se résumait à ça : sentir le fil du bois. Sinon, il y avait éclat ou brisure, immanquablement, et l’ouvrage paraissait salopé ! »

D’abord, on griffait le tronc, on le calait sur ses chantiers de rondins pour l’empêcher de rouler ; ensuite, on tendait les cordons de guidage sur sa longueur, d’un bout à l’autre, selon les dimensions désirées et le gabarit de la grume ; enfin, on commençait à épanneler avec la dégrossisseuse, les pieds fermement plantés de chaque côté de la bille, l’outil bien en poigne. Quand l’arbre à allégir semblait trop imposant pour être enjambé, l’équarrisseur grimpait dessus et s’y tenait en équilibre. «Il fallait être adroit des deux mains, remarque Nicola, car souvent on dégrossissait les deux faces opposées en même temps.» La finition s’effectuait à l’équarrisseuse, cette terrible hache dont le tranchant impressionnant, d’une trentaine de centimètres, détachait des copeaux d’une largeur supérieure aux deux paumes d’un homme ; leur épaisseur, en revanche, ne dépassait guère celle d’un ongle ! Au contraire du sciage de long, l’équarrissage était d’autant plus plaisant qu’il demandait moins de force que adresse…

L’habileté de l’équarrisseur tenait tout à la fois d’une faveur du bon Dieu et de l’amour pour l’ouvrage fignolé. La moindre morsure malheureuse provoquait évidemment une flache qui causait la honte de l’ouvrier. Or, voyez comme la drôlerie se glisse partout : de nos jours, la plupart des constructeurs de pavillons modernes se plaisent à imiter ces méchantes estafilades afin de déparer les solives jugées trop régulières au sortir de la scierie. À les croire, cette contrefaçon embellit les maisonnettes de série d’un petit quelque chose d’indéniable rusticité. Ainsi, avec la sincère conviction de perpétuer une particularité des bâtisses d’autrefois, expose-t-on aujourd’hui ce qu’on aurait refusé de montrer hier !

Chaque équarrisseur possédait ses outils personnels, auxquels il prodiguait les plus grands soins. Pas question de changer de hache tous les quatre matins, bien entendu ! Nicola avait hérité la sienne de son père, qui l’avait reçue de son grand-père. Pour un équarrisseur digne de ce nom, une hache équivalait à une partie de lui-même. Il était habitué à son mordant, à son poids, à son manche. Une neuve, bien qu’identique, n’aurait pas mieux su lui convenir. Celle-ci, il la connaissait, il l’avait bien en main.

En semaine, dans la forêt, il se contentait de l’affûter à la lime, vite fait bien fait ; mais le dimanche, à la maison, il l’aiguisait soigneusement sur la meule à eau. Parfois,,i1 devait tourner la manivelle pendant deux ou trois heures avant de rattraper les ébréchures dues à quelque pierre qui s’était cachée dans un écrin de mousse, sous la grume à façonner.

Lorsque sa hache paraissait vraiment usée, l’équarrisseur la confiait à un taillandier qui procédait à son aciérage. Nicola s’adressait de préférence à celui de Bellême, dans l’Orne, un artisan véritablement fortiche pour ce genre de boulot. Il lui envoyait l’outil fatigué par le train ou par la poste, et il récupérait son bien un mois plus tard. En quinze ans d’activité, Nicola dut faire recharger sa hache à cinq reprises.

L’outillage variait de forme selon l’origine des travailleurs. Les méthodes différaient d’une contrée à l’autre. À la simple vue d’un instrument, un taillandier expérimenté devinait aussitôt la nationalité de celui qui s’en servait. Les haches françaises étaient moitié moins larges (15 cm environ) que les italiennes ou les yougoslaves, mais ces dernières se singularisaient des autres modèles par leur lame à biseau unique.

Les marchands de bois s’arrachaient les meilleurs équarrisseurs car ils savaient que leur travail rapportait de gros bénéfices à un patron. L’ouvrage s’accomplissait à proximité de la coupe, afin de faciliter les transports ; il était effectivement plus commode — et moins coûteux — de déplacer des bastaings que de débarder une énorme grume !

Voici fort longtemps, on perçait toujours une extrémité des chevrons équarris. On pouvait ensuite les accrocher, dix par dix, aux dents relevées d’un palonnier-râteau traîné par des bœufs, et de la sorte les tirer hors des abattis sans risquer d’embourber un fardier.

Nicola fit son apprentissage en équarrissant des traverses de chemins de fer, ce qui n’exigeait pas une perfection dans la dextérité, puis il s’attaqua aux poutres, aux éléments de charpente, aux soupentes de cheminée. Il lâcha le métier après la guerre pour devenir scieur ambulant. Actuellement, il ne resterait plus que trois équarrisseurs en France.

« Hermen, un Italien lui aussi, est l’un de ces trois vétérans-là, dit Nicola avec un brin d’admiration dans la voix. Il est capable de tailler une poutre de sept mètres de long, d’une section de cinquante centimètres par cinquante, sans l’ombre d’un défaut. On vient le chercher de partout pour qu’il fasse une démonstration de son talent sur les fêtes. Dans quelques temps, commente amèrement Nicola Romano, plus personne ne saura équarrir un misérable linteau. Ce jour-là, la conservation d’une grande partie de notre patrimoine architectural sera menacée. »

Allons donc ! Fi de la nostalgie ! on pourra toujours remplacer les vieux colombages du Moyen Âge par des poutrelles en béton décorées de fausses nervures, histoire de faire un semblant d’ancien avec du neuf…

d’après Gérard Boutet