Cette page, signée Bernard Rérat, est extraite du dossier Grands ongulés, la forêt sous pression publiée dans le n°615 (juillet/août 2018) de Forêts de France
Peu de réponses dans le jura
À défaut de réguler les populations par un plan de tir adéquat et respecté, la densité de cerfs croît de façon exponentielle dans le massif du Jura. La régénération des forêts jurassiennes est menacée. Sur le versant suisse du Jura, le plan de tir est mieux observé.
« L’augmentation des populations de cerfs est énorme. Par endroits, les dégâts aux forêts sont considérables. » C’est ainsi qu’en avril dernier Christian Bulle s’exprimait lors de l’assemblée générale du syndicat Fransylva qu’il préside dans le Jura. L’objectivité de ses propos ne fait aucun doute : propriétaire forestier dans le massif jurassien, il est aussi un chasseur invétéré.
Les derniers chiffres qui viennent de tomber’ se passent de commentaires. Dans la montagne jurassienne franco-suisse, la densité de cerfs est passée de 760 individus comptés en 2015 à 1160 en 2018 (voir tableau 1). Sur trois ans, l’augmentation atteint 53 %. Et c’est encore bien pire sur une longue période puisque, depuis 1999, la population de cerfs a été multipliée par un facteur 7 ! Dans certaines régions du Jura, c’est l’avenir même de la futaie irrégulière qui se trouve menacée par les dégâts des populations grands ongulés sur la régénération. Par exemple, dans la zone Dôle-Gex, les dommages sur les semis, fourrés et perches présentent un niveau trois fois supérieur à celui relevé en 2012. Possédant 70 hectares de résineux, Gilles Ratte est l’un des nombreux propriétaires forestiers jurassiens à déplorer la prolifération du cerf. « Sur une de mes parcelles, le cerf a écorcé 80 épicéas de diamètres 20-25 cm. J’ai été obligé de les couper prématurément, c’est une grosse perte d’avenir. » Dans d’autres parcelles, le Jurassien constate des frottis sur du sapin pectiné, de l’épicéa, de l’érable sycomore. La survie de ces essences typiques de la futaie irrégulière jurassienne apparaît très hypothétique.
Appliquer le plan de chasse et augmenter les attributions
Comment en est-on arrivé à ce désastre ? Deux raisons essentielles l’expliquent. D’une part, il y a la sous-estimation quasi systématique des niveaux de population, et la non-réalisation complète des plans de tir. D’autre part, le cerf présente la particularité de se reproduire de façon très dynamique. Ces deux effets croisés conduisent à l’explosion des populations. Et c’est ce scénario catastrophe qui se produit actuellement dans le Jura. À ce jour, aucune mesure de protection contre le cerf n’a été identifiée dans le massif jurassien. « À ma connaissance, il n’existe pas de moyens techniques pour protéger efficacement les régénérations de nos futaies résineuses irrégulières », remarque Christian Bulle. En Suisse, contrairement à la France, les comptages effectués avec rigueur sont majorés de 30 % pour déterminer les prélèvements qui sont réalisés à un taux proche de 100 % (voir encadré 1 et tableau 3). De plus, le canton de Vaud alloue 250 000 euros/an en vue de prévenir les dégâts et d’indemniser les écorçages.
Du côté français, Christian Bulle enjoint les propriétaires forestiers de son département à lui signaler les dommages survenus en remplissant des fiches type de dégâts disponibles auprès du syndicat Fransylva. « Celles-ci nous permettent d’argumenter lors de la discussion du plan de chasse car, pour sauver nos forêts jurassiennes du cerf, je ne vois pas d’autre solution que l’augmentation très forte des tirs de régulation », insiste le président du syndicat.
Bernard Rérat
En Suisse, des plans de tir mieux observés qu’en France
L’exemple du canton de Vaud permet de mieux comprendre comment s’organise la chasse aux grands ongulés en Suisse.
Dans cette région englobant une partie du massif jurassien, un plan sectoriel de gestion du cerf fixe une densité de population acceptable à partir de comptages IKA (indice kilométrique d’abondance).
Sur cette base, l’administration fédérale de la Conservation de la faune prépare un plan de tir annuel qui est ensuite discuté entre divers acteurs du milieu de la gestion de la faune, les forestiers, les propriétaires, les chasseurs, les ONG… L’arbitrage et la décision du quota de tirs reviennent au final au conseiller d’État, chef du département du territoire et de l’environnement du canton de Vaud.
Sur le terrain, le plan de tir est beaucoup mieux respecté qu’en France, le taux de réalisation approchant 95 % contre seulement 77 % dans le Jura français. D’autre part, les autorités cantonales n’hésitent pas à augmenter de manière très significative les attributions en fonction des réalisations précédentes et de l’augmentation avérée des populations. Ainsi, en 2013, l’augmentation annuelle du plan de tir au cerf a été de 50 % dans le canton de Vaud. Et dans le cas où le plan de chasse est incomplet, l’administration de tutelle se charge de réaliser les attributions non tirées.
Les recettes de Francis Roucher
Dans son numéro de mars 2016, Forêts de France avait donné la parole à Francis Roucher, grand spécialiste de l’équilibre forêt-gibier.
Voici ce qu’il préconisait pour ramener l’harmonie entre cervidés et forêt : « L’administration n’ayant plus les données nécessaires pour fixer la gestion des populations, il est primordial de restituer la maîtrise des effectifs d’ongulés aux mains des propriétaires-sylviculteurs. Le seul moyen actuellement possible, c’est d’obtenir une dérogation accordée au niveau ministériel. Ce fut le cas en 1982 lorsque j’ai répondu à la demande d’un propriétaire pour restaurer une forêt privée de 4 600 ha, terriblement dégradée par les cervidés dans les Vosges du Nord. Il faut aussi envisager de ramener la durée d’ouverture de la chasse au grand gibier à sa longueur antérieure au plan de chasse, c’est-à-dire trois semaines en automne, ce qui contraindrait les chasseurs à l’efficience… et procurerait de la quiétude aux animaux. Le permis de chasser le grand gibier doit être assorti d’un examen éliminatoire de tir à la carabine. Enfin, le propriétaire doit exiger des locataires de chasses le recueil systématique de données biométriques élémentaires tirées des animaux abattus et à en tenir registre. »