Réflexions en date du 9 mai 2018 de Robert Cancé, conseiller au CRPF PACA
Une réunion sur les nouvelles dispositions législatives applicables aux Groupements Forestiers dans des délais très restreints ne m’a pas permis d’assister à la première réunion concernant la prise en compte de la présence et de ses conséquences du grand gibier au sein du Programme Régional de la Forêt et du Bois.
À la lecture du compte rendu de cette réunion, quelques réflexions :
I – Constats
Dans les Hautes-Alpes, deux types de grands gibiers sont susceptibles de causer des dégâts en forêts : les cervidés et les sangliers, les bouquetins et les mouflons n’y sont pas présents, le chamois n’exerce pas d’abroutissements sévères constatés :
Pour les sangliers, leurs présences en forêts et leurs « labours » ne sont pas rédhibitoires, contrairement aux jardins, prairies et cultures voisines. Les forêts restent avant tout des refuges.
Les cervidés : cerfs et chevreuils ont besoin de grand quantités de végétaux (10 à 15 kg/jour pour un cerf) qu’ils se procurent dans tous les milieux et étages de végétations (vus couramment au-delà de 2 000 m d’altitude) au fur et à mesure des saisons et des contraintes. Eux aussi assimilent les forêts comme refuges mais aussi, et en priorité, comme garde-manger au sein desquelles ils consomment à peu près toutes les strates végétales : tapis herbacé, arbrisseaux et arbustes, plantes toxiques comprises (cytise aubour, par exemple). À terme, les plantes les plus appétantes sont les plus consommées d’où la diminution et la perte des diversités floristiques. Les régénérations forestières, elles aussi à proximité de la dent de ces animaux, sont donc abrouties et compromises pour certaines, feuillues en priorité.
Certaines vallées, en phase de colonisation de cerfs, voient les cheptels « exploser » en peu de temps : en une dizaine d’années avec un accroissement moyen de 25 % reconnu et démontré par les spécialistes, un facteur dix est applicable et fait passer de dix à cent le nombre de têtes sur cette période. Des concentrations sont donc présentes, les dégâts associés aussi, d’abord en forêts où l’œil du forestier prévient sans être toujours écouté, puis lors des débordements en milieux agricoles, là où les dégâts sont bien visibles et l’objet d’indemnisations, preuves aussi que les limites des possibilités des milieux sont probablement dépassées. Limites connues et définies elles aussi avec un cerf et une biche pour une centaine d’hectares en milieux « riches ». Dans notre région nous sommes le plus souvent très loin des milieux « riches » de nos forêts historiques royales et seigneuriales et les possibilités des milieux, souvent en phase d’évolutions lentes des sols forestiers, sont rapidement atteints.
Le chevreuil beaucoup plus gourmet et discret, n’est pas en reste quant à sa participation aux abroutissements avec une préférence très marquée pour les jeunes pousses de tous les végétaux, vergers compris. Si effectivement quelques individus ne peuvent impactés fortement les milieux, leur nombre devient extrêmement préoccupant quant aux conséquences en forêt comme en agriculture et arboriculture.
Les chasseurs, issus plutôt du monde rural et très préoccupés par les dégâts aux cultures occasionnés par les sangliers se sont plus « spécialisés » depuis de nombreuses années sur cet animal, considérant les cervidés et surtout le chevreuil comme moins intéressants (des chiens plutôt créancés sur sanglier), des changements de mode de chasse et de traditions difficiles à accepter et à mettre en œuvre, des venaisons nouvelles souvent comparées aux traditionnels plats conviviaux de nos bêtes noires.
l’Observatoire de La Grande Faune et de ses Habitats (OGFH)
L’Administration et la Fédération des chasseurs ont mis très longtemps pour prendre conscience de l’ampleur des phénomènes liés à la présence des cervidés et accorder des plans de chasse significatifs afin d’obtenir une stabilité des populations, malgré tout encore en augmentation sur le département (le braconnage très présent est aussi un bon indicateur d’abondance) avec des débordements et des installations importantes sur des territoires peu colonisés, dans les hautes vallées et les départements voisins.
Afin d’évaluer, tenter de quantifier, prendre les mesures adaptées crédibles et non sur des sensations, la FDC 05 s’est tournée vers un organisme mis en place par des propriétaires en Région Rhône-Alpes sous la houlette de la Fédération des Chasseurs : l’Observatoire de La Grande Faune et de ses Habitats (OGFH) qui, sur des suivis de placettes et l’observation des animaux prélevés permettaient de se faire une idée des dégâts sur des essences forestières objectifs, ainsi que, associés aux comptages divers, d’établir des courbes sur l’évolution du nombre d’animaux. C’est actuellement «l’outil » de référence pour les plans de chasse.
La mise en place de ce dispositif a permis une certaine évaluation des populations, toutefois avec des lacunes, comme des comptages qui ne peuvent refléter que des tendances, des observations principalement axée sur des essences objectifs, des installations incomplètes de placettes dispersées de façon aléatoire mais peut-être non significatives. Ces observations sont très chronophages en termes de temps de personnels, les observateurs en font état, ainsi qu’une certaine lassitude devant des dégâts importants sur les régénérations forestières, des classes d’âges absentes et devoir repousser des coupes par absence de régénérations.
La présence récente des grands prédateurs sur l’ensemble du département suscite un autre constat, celui des déplacements et des concentrations des hardes et compagnies : En effet il est courant de voir de très grandes concentrations d’animaux, parfois à proximité des habitations, qu’il est facile d’associer avec l’observation de grands canidés dans les mêmes secteurs. Des présences d’animaux sur un secteur et leur absence le lendemain lors d’organisation de différentes chasses. De plus, dans le réflexe de survie des espèces, l’hypothèse de fertilité accrue des femelles n’est pas à écartée et peut-être un facteur du nombre d’animaux observés. Les plans de chasse deviennent donc plus difficilement réalisables.
Dans ces conditions, les équilibres flore-flore, flore-faune, les diversités floristiques, faunistiques, génétiques et les adaptations aux divers changements, climatiques compris, sont compromis, la pérennité de l’état boisé est mise en cause sur le long terme.
II – Quelques pistes de réflexions dans une situation complexe:
Première piste : les milieux forestiers.
Dans nos milieux sous fortes influences méditerranéennes, en général sur des sols peu évolués, des contraintes importantes comme l’incendie ou l’érosion, les forêts sont d’installations difficiles, d’accroissements lents et des régénérations souvent compliquées à obtenir et pérenniser. La présence de la grande faune devient donc plus rapidement insupportable avec des possibilités des milieux plus contraints et réduits que dans d’autres régions.
Si effectivement, dans les peuplements adultes, fermés, les écorçages sévères sont spectaculaires, ils ne mettent pas en danger immédiat l’état boisé, à contrario des milieux plus ouverts, où, mégaphorbiaies, régénérations en cours, végétation arbustive, qui sont les berceaux des forêts, sont des lieux d’attirances privilégiés avec gîte et couvert et dans lesquels les abroutissements sont dévastateurs pour toutes les régénérations.
Les propriétaires forestiers doivent, de par la Loi, maintenir l’état boisé, donc régénérer des peuplements souvent vieillissants après plusieurs décennies de gestion chaotique de par les évènements antérieurs et les changements sociétaux. La législation actuelle donne cinq ans seulement après coupe pour assurer un boisement viable à long terme.
Les plantations ne peuvent plus être envisagées sachant qu’elles sont détruites rapidement (phénomène de l’attirance) même protégées à grands frais, puisque, aussi, les hauteurs de neige permettent le passage par-dessus les protections.
Restent les régénérations naturelles. En forêt domaniales historiques (principalement chênaies), dans les années 1955-1960, les forestiers avaient mis en place des enclos d’un ha environ de trois mètres de haut et plus, Sitôt les régénérations acquises et hors de la dent des cerfs ils déplaçaient le dispositif et par ce biais arrivaient à régénérer la parcelle. Mais cela supposait un nombre d’animaux en limite des possibilités des milieux mais pas au-delà de façon à ne pas trop attirer de cervidés vers l’enclos, et surtout des moyens humains et financiers démesurés. Impossibles aujourd’hui. De plus la régularité des peuplements était compromise même si sur plus d’un siècle l’irrégularité s’estompait.
Sur le département il convient aussi de prendre en compte le morcèlement de la propriété forestière ainsi que son imbrication dans les exploitations agricoles. Le sylvo-pastoralisme est très prégnant et ajoute à la complexité de l’obtention des régénérations naturelles forestières : celui de la prise en compte supplémentaire des charges pastorales sur les milieux.
Les regroupements des propriétés pour une gestion globale d’unités pouvant correspondre aux besoins des grands ongulés tombent sous le sens.
Les A.C.C.A., obligatoires sur le département, peuvent répondre à ces besoins. Mais beaucoup trop contraignantes en termes de privations totales des droits de chasse ancestraux liés au droit de propriété (Code Civil). Les propriétaires, confrontés aux dégâts, à des gestions et des comportements contestables de certaines ACCA, privés de visions globales sur les cheptels, écartés de toutes participations à la régulation des populations, ont tôt fait d’essayer de sortir légalement de ces associations dans la mesure du possible, mais aussi d’envisager des mesures personnelles pour la protection de leur travail et de leur patrimoine.
La propriété forestière, très morcelée, avec généralement des produits de faible valeur, handicapée par des contraintes physiques liées à la montagne, aujourd’hui confrontée aux dégâts des gibiers sur les régénérations ne pourra pas mettre en œuvre les moyens nécessaires pour pérenniser l’état boisé si les populations des grands cervidés continuent à se développer. Les sylvicultures possiblement adaptables à leur accueil, doivent se passer des coupes préparatoires à la régénération pour entrer directement dans une phase de régénération la plus rapide possible, avec une population de cervidés extrêmement contrôlée sur ce canton et les alentours. Il n’y a pas de droit à l’erreur sachant par ailleurs que toute plantation est vouée à l’échec.
Une deuxième piste de réflexion doit concerner les cheptels
À l’évidence, éliminer la plus grande quantité possible de bêtes contribuera à diminuer les dégâts. Les chasseurs, nombres de personnes et d’associations, plus ou moins drapées de vert, ne seront pas de cet avis et il est souhaitable, même pour un forestier soucieux de sylvicultures variées, productives et de qualités, de maintenir les diversités faunistiques.
La régulation des cheptels relève avant tout de l’élaboration des plans de chasse et de leur exécution, seul outil légal, mis en place pour sauvegarder les populations alors en danger d’extinction.
C’est le Schéma Départemental de Gestion Cynégétique (SDGC) dans son article L425-1 du Code de l’Environnement qui propose les plans de chasse. Ils sont élaborés par la Fédération des Chasseurs en concertation avec les Chambres d’Agriculture, les représentants de la propriété privée rurale et des intérêts forestiers, « en particulier lorsque le programme de la forêt et du bois prévu à l’article L 122-1 du Code Forestier fait état de dysfonctionnement au regard de l’équilibre sylvo-cynégétique » (art.425-1).
Se pose alors les problèmes de quantification des animaux, des possibilités des milieux, des dégâts pouvant être « supportables », des réalisations des plans de chasse et leurs suivis.
Les comptages, dans nos régions très boisées et aux reliefs marqués, avec de nombreuses zones difficilement accessibles et en tous cas non couvertes par les comptages, ne peuvent pas donner de nombres exacts desquels pourraient être établis des prélèvements quantitatifs et qualitatifs pouvant contrôler les cheptels. Tout au plus il peut se dégager des tendances qui très certainement, soumises à de nombreux aléas, ne peuvent pas apporter d’éléments significatifs pouvant réguler de façon certaine. Des approximations ne peuvent être satisfaisantes, les conséquences à longs termes sur les milieux sont trop importantes.
De même aucune analyse des milieux pouvant définir des possibilités de charges d’herbivores n’a jamais été programmée. Si un élevage très extensif est supportable sur nombres de milieux variés, aux stades d’aujourd’hui, sur de nombreux cantons, nous ne sommes plus dans ce cas de figure, mais plutôt dans des concentrations relevant davantage de pressions intensives.
Il convient de réfléchir sur les méthodes d’analyses mises en place depuis plusieurs dizaines d’années et qui montrent certaines limites qui ne peuvent plus satisfaire les acteurs. Les technologies nouvelles et performantes tels que drones et caméras devraient apporter plus de précisions et des économies substantielles au vu des moyens humains et matériels de comptages mis en place aujourd’hui. Des analyses précises sur les charges pastorales pouvant être supportées par les milieux et mises en place par les éleveurs (ne serait-ce que par sondages aléatoires) deviennent des nécessités avant la mise en danger irréversible des états boisés.
Les plans de chasse sont élaborés par unités de gestions définies par les reliefs et les vallées suivant les espèces. Les bracelets sont attribués en CDCFS après les travaux de commissions spécifiques, suivant les « tableaux de bord » établis par la FDC05 en fonction des observations OGFH. Comme évoqué ci-dessus, ces observations et ces tableaux, ne couvrant que partiellement les Unité de Gestion et à fortiori tout le département, ne peuvent refléter que des tendances puisque les observations sont partielles, des hardes aux nombres incertains, se déplaçant beaucoup et au-delà des UG. Une régulation satisfaisante ne peut être perçue comme efficace que sur des certitudes et non des approximations.
Il est donc important de réfléchir, de compléter et d’améliorer ce dispositif, très lourd en moyens humains, certainement plus performant sur des surfaces réduites et sur des espèces plus casanières. De plus, les moyens financiers des acteurs sont de plus en plus réduits et il n’est pas du tout certain qu’ils persévèrent « at vitam eternam » dans des observations aux résultats limités.
Une troisième piste de réflexion doit concerner les chasseurs
Dans ce département la chasse est avant tout un des seuls loisirs possible à moindre frais d’une société encore très rurale. Très loin de rapports financiers, elle reste conviviale, ancrée dans des traditions ancestrales très marquées. L’arrivée massive des grands gibiers a quelques peu bousculée ces traditions, surtout les sangliers qui, de par leurs dégâts aux cultures, ont suscités l’ire des agriculteurs, puis plus récemment les cervidés sont devenus eux aussi des cibles.
Se convertir à d’autres pratiques est un exercice difficile sachant que les chasseurs sont de moins en moins nombreux, vieillissants et ont de la peine à recruter : adaptation à de nouvelles règles et législations, à de nouveaux gibiers, d’armes, de chiens, de comportements… et daubes conviviales. Albert Einstein disait « Il est plus facile de désintégrer un atome qu’un préjugé. »
L’information et les formations n’ont probablement pas été à la hauteur des enjeux.
Il est encore temps de démontrer les tenants et les aboutissants de la présence des cervidés sur les milieux agricoles et forestiers, les chasseurs ont un rôle primordial sur la gestion de ces populations, ils doivent endosser l’habit de gestionnaire de tous les milieux, leur Fédération est certainement la plus compétente en matière de formation aux comportements des espèces et à leurs chasses.
La réalisation des plans de chasse devient une évidence dans la préservation des diversités de notre flore, son abondance. Ils conditionnent la présence des herbivores, Leur réalisation incomplète à divers titres comme gibier non prioritaire, ou à préserver, ou sans intérêts, fausse les données mais aussi ne permettent plus les contrôles quantitatifs et les équilibres des cheptels.
Cette flore est aussi gage des diversités génétiques permettant les évolutions nécessaires aux adaptations plurielles de l’avenir comme le climat par exemple. Leur disparition serait très dommageable. La faune en dépend, l’essence même de la chasse pourrait être compromise.
III – D’autres conséquences :
La présence et l’abondance de ces grands gibiers ont d’autres conséquences : il faudrait certainement des études et des publications autres que ces quelques réflexions :
- L’aspect sanitaire avec les maladies transmissibles à l’homme comme le ténia, la trichinose, la brucellose, la maladie de Lyme…
- Les collisions avec les véhicules entrainant des dommages, des blessures et plus.
IV – Une fin non exhaustives à ces remarques :
Les lieux « historiques » de la présence des cervidés n’ont pas bénéficié de gestions adaptées pouvant tendre vers une harmonisation flore-flore et flore-faune permettant aux différents milieux de rester pérennes ou tout au moins de ne pas se dégrader au point de ne pouvoir se régénérer. Tel n’est pas le cas aujourd’hui.
Tous les départements de la Région sont ou vont être confrontés à une présence de plus en plus prégnante des cervidés qui, pour certains, va s’ajouter à d’autres présences déjà dévastatrices en agriculture. Il est aujourd’hui pratiquement impossible aux seuls forestiers de faire face aux conséquences surtout pour la sauvegarde des régénérations, mais aussi financières, ne serait-ce qu’à court terme.
Il est temps de gommer certains messages et bruits divers nuisibles à l’entente nécessaire et obligatoire entre forestiers et chasseurs. Les dégâts sur les milieux de nos forêts plutôt « moyens-pauvres » sont de plus en plus visibles avec des diversités floristiques en forte baisse, en sachant de plus que les temps de cicatrisation et de réponse aux dégâts dans nos forêts sous influences méditerranéennes sont très longs voire irréversibles lors de plantations par exemple.
Les problèmes liés à la présence des grands gibiers ne peuvent se réduire à un crayon rouge dessinant des contours sur une carte, où il est peut-être plus urgent d’intervenir. Rien n’est moins sûr, sachant que la grande faune se déplace au fur et à mesure de ses besoins et de l’évolution des milieux et qu’aujourd’hui abattre un arbre ou un animal relève de l’exploit sans passer par des compromis voire des juridictions.
Harmonisation ? L’équilibre agro-sylvo-pastoralo-cynégétique est un problème posé depuis de nombreuses années. Il demandera toujours plus de moyens.
Robert Cancé
Sisteron le 9 mai 2018